Lundi, mercredi, vendredi : Carlos : 6 h 40-50

Mardi, jeudi : Kiara : 6 h 40-50

Mardi, jeudi : Carlos : 6 h 25-35

 

Je me réjouis d’annoncer à Kiara que personne ne me dicte ma conduite pour ce qui est de ma douche. Il m’arrive de la faire durer jusqu’à une heure quand j’ai chaud, que je transpire ou que je suis en colère. Comme maintenant.

Comme si ça ne suffisait pas qu’on m’ait pincé pour un truc que je n’ai pas fait, il faut que je vive sous le toit d’une bande de barrés qui font de la salade avec des épinards !

 

En regagnant ma chambre, je m’aperçois que la porte de Kiara est entrouverte. Sachant qu’elle est toujours à table, poussé par la curiosité, je m’y aventure. Des livres et des feuilles sont étalés partout sur son bureau. Sur un panneau de liège au-dessus de la table s’affichent différentes citations qui semblent sortir tout droit d’un manuel de développement personnel :

N’aie pas peur d’être unique.

Tu dois t’aimer avant d’en aimer un autre.

N’importe quoi ! Elle croit vraiment à ces conneries ?

Il y a quelques photos d’elle aussi, en compagnie de ce type avec qui elle déjeune tous les jours. On les voit faire de la varappe, ou un truc du genre, en montagne. Sur une autre, ils font du snowboard. Sur toutes les photos, Kiara a la banane.

Je prends un des cahiers sur son bureau et j’entreprends de le feuilleter. Je m’arrête quand je tombe sur Règles d’attraction, écrit en haut d’une page. Mon regard se focalise aussitôt sur les mots « poitrine effrontée » figurant parmi les caractéristiques de Kiara. En pouffant de rire, je parcours l’autre colonne... Elle cherche un mec gentil, sûr de lui, capable de retaper les voitures. Sportif. Qui a bien pu noter ça ? Je m’étonne qu’elle n’ait pas marqué : je cherche un garçon qui me masse les pieds et me lèche le cul. Sur la page suivante, elle a dessiné des bagnoles au crayon à papier. J’entends la porte de la chambre grincer. Et merde ! Je ne suis plus tout seul.

 

Kiara est plantée sur le seuil, les yeux écarquillés. Derrière elle, j’aperçois le gars des photos. Kiara n’a pas l’air d’en revenir que je sois dans sa chambre, les pattes fourrées dans ses affaires.

— J’avais besoin de papier, dis-je d’un ton désinvolte en remettant le cahier dans le tiroir.

Son copain s’avance.

— Salut, mon pote. Ça gaze ?

Je me demande ce que le professeur Dick dirait si je bottais les fesses du jules de sa fille le jour de mon arrivée. Il n’a jamais dit que l’interdiction de se battre faisait partie du règlement.

Je fixe le mec en plissant les yeux et je fais un pas vers lui.

 

Kiara s’empresse d’aller fouiller dans son bureau et en sort un cahier neuf qu’elle me glisse dans la main.

— Voilà, dit-elle, visiblement alarmée.

Je baisse les yeux sur le cahier dont je n’ai que faire, avec la sensation d’être un jalapeño coincé dans un bocal de noix... Un endroit où je n’ai pas ma place, et ce n’est pas un bon mélange.

— À la prochaine, mon pote, je murmure avant de retourner dans ma chambre jaune canari que je décide de surnommer officiellement infierno, l’enfer.

Je regarde par la fenêtre pour évaluer la distance qui me sépare du sol afin de pouvoir me faire la malle une fois de temps en temps histoire de goûter un semblant de liberté. Peut-être qu’un jour, je m’échapperai pour de bon.

— Carlos, tu peux m’ouvrir, s’il te plaît ? C’est Brittany, derrière ma porte.

En l’ouvrant, je m’aperçois qu’elle est seule.

— Si tu as l’intention de me faire un sermon, épargne ta salive, lui dis-je.

— Je ne suis pas là pour te faire la morale, répond-elle, ses grands yeux bleus pleins de compassion. (Elle se faufile à côté de moi pour entrer.) Même si je suis sûre que tes amis mexicains apprécient d’avoir des détails sur tes prouesses sexuelles, t’en vanter devant un gosse de six ans et ses parents ne me paraît pas une très bonne idée.

Je lève la main pour l’empêcher de poursuivre.

— Avant que tu continues, laisse-moi te dire que ça ressemble sacrement à un sermon.

Elle rit.

— Tu as raison. Désolée. En fait, je suis venue t’apporter le téléphone. Je sais qu’Alex et toi, vous êtes comme chien et chat parfois. Je tenais à te dire que j’étais là si tu avais envie de parler à quelqu’un d’un peu moins borné. J’ai mis nos deux numéros dans ta liste de contacts.

Elle pose le portable sur le bureau.

 

Oh non ! Je sens qu’elle essaie de se rapprocher de moi comme la sœur que je n’ai jamais eue. Elle rêve ! Ce n’est pas mon genre. En conséquence, j’opte pour l’attitude du salopard. Ça me vient naturellement. Je n’ai même pas besoin de me forcer.

— Tu flirtes avec moi ? Je croyais que tu sortais avec mon frangin. Pour être franc, Brittany, je ne sors pas avec des gringas. Surtout les blondes avec une peau de la couleur de la colle Uhu. Les salons de bronzage, tu connais ?

D’accord, le commentaire sur la colle, c’était un peu too much. Brittany a un joli teint doré, mais en l’insultant, je la repousse. J’ai fait ça avec Mi’amá. Avec Luis. Et Alex. Ça marche à tous les coups.

J’ouvre le tiroir du bureau d’un grand geste et je laisse tomber le portable dedans.

— Tu vas en avoir besoin un jour, dit-elle. Je suis sûre que tu m’appelleras.

Je ris sèchement.

— Tu ne sais pas du tout qui je suis ni ce que je ferai.

— Tu veux parier ?

Je fais un pas vers elle, envahissant son espace personnel pour l’obliger à reculer et à comprendre que je ne plaisante pas.

— Ne me contrarie pas, enfoirée. Au Mexique, je faisais partie d’un gang.

Elle ne bouge pas d’un pouce.

— Mon petit ami aussi, Carlos, dit-elle à la place. Vous ne me faites pas peur, ni l’un ni l’autre.

— On t’a déjà dit que tu étais la mamacita idéale pour prouver la théorie de la blonde conne ?

Au lieu de se débiner ou de piquer une crise, elle approche et me dépose un baiser sur la joue.

— Je te pardonne, dit-elle avant de sortir de la chambre à reculons, me laissant enfin tranquille.

— Je ne t’ai pas demandé de me pardonner. J’en ai rien à foutre, je réplique, mais elle est déjà partie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Kiara

 

 

 

— Je ne pense pas qu’il cherchait du papier, dit Tuck en enfourchant mon fauteuil. Il furetait. Crois-moi, je sais reconnaître un fouineur. Je m’assois sur le lit en soupirant.

— Tu étais vraiment obligé de l’asticoter avec tes « salut, mon pote » ?

Il y a des moments où Tuck dit des trucs rien que pour s’amuser. Je doute que Carlos ait apprécié son humour.

— Désolé. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Il se croit tellement supérieur. J’avais envie de lui rabaisser son caquet. (Le visage de Tuck s’éclaire.) J’ai une super idée. Si on lui rendait la monnaie de sa pièce en allant fouiller dans sa chambre?

Je secoue la tête.

— C’est hors de question. Il doit y être de toute façon.

— Il est peut-être allé rejoindre les autres. Le seul moyen de le savoir, c’est de vérifier.

— Mauvaise idée.

— Alleeez, gémit-il comme mon petit frère quand il n’obtient pas ce qu’il veut. On va bien rigoler. Je m’ennuie là, et il va falloir que je parte bientôt.

 

Avant que j’aie le temps de réaliser ce qu’il s’apprête à faire, il disparaît dans le couloir. J’entends le parquet craquer sous ses pieds du côté de la chambre d’amis. Oh non ! Ça ne va pas. Pas du tout. Je me rue sur lui pour essayer de le retenir, mais il ne se laisse pas faire. J’aurais dû m’en douter. Quand Tuck s’est fixé un objectif, rien ne peut l’arrêter. Il ressemble à mon père à cet égard.

La porte de Carlos est entrouverte. Tuck jette un coup d’oeil à l’intérieur.

— Il n’a pas l’air d’être là.

— Parce que je suis allé pisser, répond Carlos, derrière moi.

Oh non ! Pris la main dans le sac.

Je retiens mon souffle et je pince Tuck. Qu’est-ce qui lui a pris à la fin ? C’est idiot. Je me demande si Carlos va se venger en me jouant un tour lui aussi.

— On se demandait juste si, euh, le cahier que Kiara t’a passé te convenait, dit Tuck, pas gêné le moins du monde de s’être fait pincer, improvisant à l’évidence au fur et à mesure. Tu en préférerais peut-être un à spirale ? On pourrait en emprunter un à quelqu’un si tu en as besoin.

— Ah ouais. Tuck tend la main.

— À propos, je ne pense pas que nous ayons été présentés officiellement. Je m’appelle Tuck. Ça rime avec good luck.

— Et fuck ! ajoute Carlos.

— Effectivement, enchaîne Tuck sans se laisser démonter. Tu as de la repartie, amigo, ajoute-t-il en pointant l’index vers Carlos, un grand sourire aux lèvres.

Carlos écarte sa main sans ménagement.

— Je ne suis pas ton amigo, connard.

Le portable de Tuck se met à sonner. Il l’extirpe de son pantalon et répond : «J’arrive », puis en haussant les épaules, il me dit : «Il faut que j’y aille. Mon beau-père nous a inscrits à un foutu cours de macramé, maman et moi. On se voit au lycée demain, Kiara. » Se tournant vers Carlos, il ajoute : « À un de ces quatre, amigo. »

 

L’instant d’après, il a disparu, me laissant seule dans le Couloir avec Carlos. Quand il fixe son regard sur moi, c’est très intimidant. On dirait une panthère sur le point de bondir, ou un vampire prêt à sucer le sang de toute personne se mettant en travers de son chemin.

— Au fait, il avait raison, ton pote. Je n’avais pas besoin de papier. J’étais en train de fouiner.

Il pénètre dans sa chambre, mais avant de fermer la porte, il se tourne vers moi.

— Ces murs sont minces comme du papier à cigarette. Tâche de t’en souvenir la prochaine fois que ton petit copain et toi vous parlez de moi, lance-t-il avant de claquer la porte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Carlos

 

 

Ce soir, le professeur m’a convoqué dans son bureau. Je m’attends qu’il se déchaîne contre moi. J’aimerais bien, en fait. Si ce type ou le juge du tribunal pour enfants imaginent qu’en m’amenant ici, ils vont me réformer ou me changer, ils se fourrent le doigt dans l’œil. C’est par instinct que je me suis rebellé chaque fois que quelqu’un s’est évertué à contrôler ma vie et à m’imposer de nouvelles règles.

Westford joint les mains et se penche au-dessus de son bureau, face au petit canapé sur lequel je suis assis.

— Qu’est-ce que tu veux à la fin, Carlos ?

Il me prend au dépourvu. Je ne m’attendais vraiment pas à ça. Je veux retourner au Mexique et continuer à mener ma vie comme je l’entends. Ou bien à Chicago rejoindre mes potes et les cousins avec qui j’ai grandi... Je ne peux quand même pas lui dire que j’aimerais faire revenir mi papá du monde des morts.

Comme je ne réponds pas, il soupire.

— Je sais que tu es un dur, reprend-il. Alex m’a dit que tu avais trempé dans de sales affaires au Mexique.

— Et alors ?

— Alors je tenais juste à te dire que tu peux te forger une nouvelle existence ici, Carlos. Tu as démarré du mauvais pied, mais rien ne t’empêche d’effacer l’ardoise et de tout recommencer de zéro. Ta maman et Alex souhaitent que les choses se passent au mieux pour toi.

— Écoutez, Dick, Alex ne sait même pas qui je suis.

— Ton frère te connaît mieux que tu ne le penses. Et vous vous ressemblez plus que tu n’es prêt à l’admettre.

— On vient à peine de se rencontrer. Vous non plus, vous ne savez pas qui je suis. Et pour tout vous dire, je n’ai pas beaucoup de respect pour vous. Vous ouvrez votre porte à un mec qui s’est fait arrêter pour détention de drogue. Comment est-ce possible que ça ne vous fasse pas peur ?

— Tu n’es pas le premier gamin à qui j’ai donné un coup de main, et tu ne seras pas le dernier, m’assure-t-il. Je devrais probablement t’informer qu’avant de décrocher un doctorat en psychologie, j’étais dans l’armée. J’ai vu plus de morts, d’armes et de sales types que tu n’en verras jamais dans ta vie. J’ai peut-être les cheveux gris, mais je peux être aussi coriace que toi quand il le faut. Je pense qu’il y a moyen de collaborer tous les deux. À présent, revenons-en à la raison pour laquelle je t’ai fait venir dans mon bureau. Qu’est-ce que tu veux exactement ?

J’ai intérêt à dire quelque chose pour qu’il me lâche les baskets.

— Retourner à Chicago.

Il se carre dans son fauteuil.

— D’accord.

— Comment ça, d’accord ? Il lève les mains.

— Ça veut dire ce que ça veut dire. Tu appliques le règlement de la maison à la lettre jusqu’aux vacances d’hiver et je t’envoie là-bas pour une visite. Je te le promets.

— Je ne crois pas aux promesses.

— Eh bien, moi si. Et je les tiens. Toujours. Bon, assez de discussion sérieuse pour ce soir. Va te détendre. Fais comme chez toi. Regarde la télé si tu veux.

En fait, je remonte directement dans l’infierno à pois. En passant devant la chambre de Brandon, je le vois assis par terre dans un pyjama décoré de mini ballons de basket, de gants et de battes. Il joue avec des soldats en plastique. Il a l’air tellement innocent, et heureux. C’est facile pour lui. Il ne connaît rien du monde réel.

Un monde qui pue.

Dès qu’il m’aperçoit, il me fait un grand sourire.

— Salut, Carlos, tu veux jouer à la guerre avec moi ?

— Pas ce soir.

— Demain soir alors ? demande-t-il d’un ton plein d’espoir.

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire : repose-moi la question demain, et ma réponse sera peut-être différente. (À la réflexion, j’ajoute :) Demande à ta sœur de jouer avec toi.

— Elle vient de le faire. Maintenant c’est ton tour.

Mon tour. Il rêve ou quoi ?

— Écoute, demain après l’école, on fera une partie de foot ensemble. Si tu arrives à marquer un but contre moi, je jouerai aux petits soldats avec toi.

Il n’a pas l’air de comprendre.

— Je croyais que tu jouais pas au foot.

— J’ai menti.

— T’es pas censé faire ça.

— Ouais, eh bien quand on est ado, on ment tout le temps.

Il secoue la tête.

— Ça m’étonnerait.

Je ricane.

— On verra quand tu auras seize ans. Je peux t’assurer que tu auras changé d’avis.

En regagnant ma chambre, je croise Kiara. Sa queue-de-cheval est défaite. Ses cheveux partent dans tous les sens. Je n’ai jamais rencontré de fille qui se préoccupe aussi peu de son apparence.

— Où tu vas attifée comme ça ? je lui demande d’un ton moqueur.

Elle se racle la gorge comme si elle cherchait à gagner du temps.

— Courir, finit-elle par répondre.

— Pour quoi faire ?

— De l’exercice. Tu... veux venir ?

— Non, merci.

J’ai dans l’idée que les gens qui font de l’exercice sont des cols blancs coincés qui passent le plus clair de leur journée le cul vissé sur une chaise. Kiara continue son chemin. Je la rappelle.

— Attends. (Elle se retourne.) Dis à Tuck de me foutre la paix. Et à propos de ton programme de douches...

Je vais lui expliquer comment ça marche, qui est le patron. Son père essaie peut-être de m’imposer des lois que je n’ai pas l’intention de suivre, mais personne ne va me dire quand je peux prendre une douche, surtout pas une gringa. Je croise les bras sur ma poitrine et lui déclare tout de go :

— Je ne fonctionne pas avec des horaires.

— Moi si. Tu as intérêt à t’y faire, répond-elle avant de descendre l’escalier.

Je reste enfermé dans ma chambre jusqu’au lendemain matin, quand j’entends le prof beugler derrière ma porte.

— Carlos, si tu n’es pas encore debout, bouge-toi. On part dans une demi-heure.

Dès que j’entends ses pas s’éloigner, je m’extrais péniblement du lit et me dirige vers la salle de bains. En ouvrant la porte, je trouve Brandon en train de se brosser les dents. Il a mis du dentifrice partout sur notre lavabo. Il en a plein autour de la bouche, on dirait qu’il a la rage.

— Dépêche, cachorro. J’ai besoin de faire pipi.

— Qu’est-ce que ça veut dire ca-cho-ro-ro ?

Il est loin de parler l’espagnol couramment, ça c’est sûr. Tant mieux.

Je m’adosse contre le chambranle le temps qu’il ait fini, j’entends la porte de Kiara s’ouvrir. Elle sort de sa chambre, tout habillée. Enfin, si on peut appeler ça habillée. Elle s’est fait une queue-de-cheval comme d’hab, elle a mis un T-shirt jaune marqué TERRE D’AVENTURE, un short marron baggy et des chaussures de marche.

Dès qu’elle m’aperçoit, elle ouvre grand les yeux, devient toute rouge et détourne instantanément le regard.

— Ha ha ha ! ricane Brandon en désignant mon boxer. (Je baisse les yeux pour m’assurer que... mes parties intimes sont à l’abri.) Kiara a vu ton caleçon ! Kiara a vu ton caleçon ! chantonne-t-il.

Elle descend les marches. Une seconde plus tard, elle a disparu.

Je regarde Brandon en plissant les yeux.

— On t’a déjà dit que t’étais un sale petit merdeux ?

Il porte sa main à sa bouche.

— Tu as dis un gros mot !

Je lève les yeux au ciel. Intérieurement. Il va vraiment falloir que je me mette à parler espagnol en présence de ce gamin si je ne veux pas qu’il comprenne ce que je dis.

— Pas du tout. J’ai dit que tu étais un sale petit morveux.

— C’est pas vrai. Tu as dit merdeux !

Je porte ma main à ma bouche à mon tour d’un air choqué. Puis je dresse l’index et l’agite sous son nez comme un môme de deux ans en disant :

— Tu as dit un gros mot !

— C’est toi qui as commencé, proteste-t-il. J’ai juste répété ce que tu as dit.

— J’ai dit morveux. Toi, tu as dit un truc qui rime avec. Je vais le répéter.

J’ouvre la bouche, comme si j’allais le dénoncer. Je n’ai pas vraiment l’intention de le faire, mais le petit diablo ne le sait pas.

— Ne le dis pas. S’il te plaît.

— D’accord. Je laisse passer. Juste cette fois-ci. Tu vois, on est des complices maintenant.

Il fronce ses petits sourcils.

— Je sais pas ce que ça veut dire.

— Ça veut dire qu’on ne se dénonce pas l’un l’autre.

— Et si tu fais quelque chose de mal ?

— Tu la boucles.

— Et si c’est moi qui fais une bêtise ?

— Je ne dis rien non plus.

Il médite la chose une minute.

— Alors qu’est-ce qui se passe si tu me surprends en train de manger la réserve de cookies ?

— Je n’en parlerai à personne.

— Et si j’ai pas envie de me brosser les dents ? Je hausse les épaules.

— Tu peux aller à l’école avec une haleine de putois et des caries. Ça m’est bien égal.

Brandon me gratifie d’un grand sourire et me tend la main.

— Affaire conclue, mon gars.

Mon gars ! En le regardant partir en trottinant dans sa chambre, je me demande si je me suis montré plus malin que lui, ou si c’est l’inverse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

KIARA

 

 

 

Je sais ce que Carlos porte au lit maintenant. Un boxer. Rien d’autre. J’ai dû détourner les yeux tout à l’heure malgré une irrésistible envie de regarder. Il a d’autres tatouages en plus de ceux sur son biceps et son avant-bras. Un petit serpent sur la poitrine. Un peu plus bas, j’ai entrevu des lettres rouges et noires en partie cachées par le boxer. Je donnerais cher pour savoir ce qui est écrit là et pourquoi il s’est fait faire tous ces tatouages, mais pas question que je l’interroge là dessus.

Maman est partie il y a plus d’une heure pour la boutique. C’est à mon tour de préparer le petit déjeuner pour tout le monde. Papa engloutit les œufs et le toast que je viens de lui servir. Il attend la visite d’Alex d’une minute à l’autre ; il doit ressasser le sermon qu’Alex et lui s’apprêtent à faire à Carlos ce matin.

 

Je n’ai aucune envie d’assister à ça, et je me sens un peu coupable d’avoir défié Carlos hier soir. Il n’a certainement pas besoin d’une personne de plus contre lui.

— Qu’est-ce que tu vas lui dire, papa ? je demande en m’asseyant à côté de lui.

— La vérité. Qu’une fois la tutelle temporaire confirmée par le juge, j’espère qu’ils l’autoriseront à suivre le programme REACH au lieu de l’incarcérer.

— Ça ne va pas lui plaire.

— Il n’a pas le choix. (Papa me tapote la main.) Ne t’inquiète pas, ça va aller.

— Comment tu le sais ?

— Le juge tient beaucoup à ce que les jeunes poursuivent leur scolarité, et je soupçonne Carlos d’avoir envie de filer droit au fond. Pour être honnête, je ne suis pas sûr qu’il se rende compte à quel point il a envie de réussir.

— Il se comporte comme un imbécile, franchement.

— Ça cache quelque chose de plus profond. Il va nous donner du fil à retordre, aucun doute là-dessus. (Papa incline la tête et plonge son regard dans le mien.) Tu es sûre que ça ne t’embête pas qu’on l’héberge ?

Je m’imagine à la place de Carlos et me demande si quelqu’un me tendrait la main. N’est-ce pas la raison première de notre présence sur terre, venir en aide aux autres ? Je ne pense pas à une quête religieuse, mais tout simplement humaniste.

Si Carlos ne peut pas loger ici, Dieu sait où il finira.

— Ça ne me gêne pas du tout, je t’assure.

Entre ses connaissances en psychologie et son infinie patience, mon père va pouvoir aider Carlos. Quant à maman... une fois qu’on s’habitue à ses manies, elle est super.

— Brandon, où est Carlos ? demande papa en voyant mon frère sauter au bas de l’escalier.

— Je sais pas. Dans la salle de bains, je crois.

— Bon, prends ton petit déjeuner. Ton bus arrive dans dix minutes.

L’eau s’arrête bientôt de couler à l’étage, preuve que Carlos est sorti de sa douche.

— Va chercher ton sac, Bran. C’est l’heure d’y aller.

Pendant que papa accompagne Brandon à la porte, je prépare des œufs brouillés pour Carlos.

Je l’entends descendre l’escalier avant qu’il apparaisse. Il porte un jean bleu foncé, déchiré aux genoux, un T-shirt noir usé qui a dû passer un nombre incalculable de fois à la machine... mais qui semble tout doux et super confortable.

— Tiens, dis-je en posant son assiette sur la table avec une orange pressée.

— Gracias.

Il prend son temps pour s’asseoir, manifestement surpris que je lui aie préparé son petit déjeuner.

Pendant qu’il mange, je remplis le lave-vaisselle et sors du réfrigérateur les sandwichs que maman nous a préparés pour midi. Quand mon père revient quelques minutes plus lard, il est en compagnie d’Alex.

— Salut, frangin, dit Alex en s’asseyant à côté de Carlos. Prêt pour le tribunal ?

— Non.

J’attrape mon sac à dos et mes clés, déterminée à les laisser seuls. Sur le chemin de l’école, pourtant, je me dis que j’aurais peut-être mieux fait de rester à la maison pour faire tampon. Trois hommes ensemble, en particulier si deux d’entre eux sont les intraitables frères Fuentes, pourraient constituer un mélange explosif. Surtout quand on est sur le point d’en contraindre un à s’inscrire à un programme destiné aux délinquants. Je suis sûre que Carlos va péter un câble quand ils vont lui annoncer ça.

Papa a peu de chances de le convaincre.

 

 

 

 

 

 

 

Carlos

 

 

— Bon alors, qu’est-ce que tu fais là ? je demande une fois de plus à mon frère.

Mon regard se porte sur Westford, une tasse de café à la main. Ils mijotent un truc, je le sens.

— Ton frère tenait à être présent pour discuter de ce qui va se passer aujourd’hui. Nous allons demander au juge de te confier à ma garde en échange de ta coopération et de ta participation à un programme spécial.

Je baisse les yeux sur mon assiette que j’ai à peine touchée et je lâche ma fourchette.

— Je croyais qu’on allait juste au tribunal pour officialiser la tutelle. Là j’ai l’impression d’être devant un peloton d’exécution, les yeux bandés avant qu’on me tende ma dernière clope.

— Il n’y a pas de quoi en faire un plat, intervient Alex. Le programme en question s’appelle REACH.

Westford vient s’asseoir en face de moi.

— Il est destiné aux adolescents à risque, précise-t-il.

Je me tourne vers Alex pour qu’il me redise ça plus clairement. Il se racle la gorge.

— C’est pour les jeunes qui ont eu des démêlés avec la justice. Tu devras y aller tous les soirs après les cours.

C’est une blague ou quoi ?

— Je vous ai dit que cette daube n’était pas à moi.

Westford pose sa tasse.

— À qui appartenait-elle dans ce cas ?

— Je n’ai pas de nom précis.

— Ça ne me suffit pas.

— C’est à cause du code du silence, intervient Alex.

Westford le regarde d’un air interdit.

— Le code du silence ?

Mon frère relève les yeux.

— Je connais quelqu’un qui fait partie des Guerreros del barrio, dit-il. Ils ont un code du silence qui protège tous leurs membres. Il ne parlera pas, même s’il connaît le nom du coupable.

Westford soupire.

— Ça ne nous aide pas du tout, mais je comprends. J’aimerais autant pas, mais c’est ainsi. En conséquence, nous sommes dans l’obligation de demander au juge d’autoriser Carlos à intégrer le programme REACH. C’est une bonne solution, Carlos. Cela vaut mieux que de se faire renvoyer de l’école et enfermer dans un centre de détention pour délinquants. Tu pourras passer ton diplôme et adresser des demandes d’inscription à des universités.

— Pas question que j’aille à la fac.

— Que comptes-tu faire alors après le lycée ? Et ne me dis pas dealer de la drogue, parce que c’est trop facile.

— Qu’est-ce que vous en savez, Dick ? C’est fastoche pour vous de rester là dans votre grosse baraque à bouffer vos trucs bio de merde. Quand vous aurez passé une journée dans ma peau, vous pourrez me faire la morale. D’ici là, je ne veux rien entendre.

— Fais ça pour mi’amá. Elle désire tellement qu’on ait une meilleure vie qu’elle, intervient Alex.

Je m’en fous. (Je me lève pour porter mon assiette dans l’évier. Ils m’ont coupé l’appétit.) Bon, finissons-en avec cette connerie.

Westford attrape son cartable en soupirant.

— Vous êtes prêts, les gars ?

Je me frotte les yeux avec les poings en espérant presque me retrouver comme par magie à Chicago en les rouvrant.

— Vous ne vous attendez tout de même pas que je réponde à cette question ?

Il esquisse un sourire.

— Pas vraiment. Et tu as raison, je ne peux pas me mettre à ta place. Cela dit, toi non plus.

— Allons, professeur. Je vous parie ma couille gauche que le plus gros problème que vous avez jamais affronté dans la vie, c’est de décider à quel country club vous inscrire.

— Je ne ferais pas ce pari si j’étais toi, me répond-il en sortant de la maison. Nous ne sommes membres d’aucun club.

En arrivant à sa voiture, ou ce que je crois être sa voiture, j’ai comme un mouvement de recul.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une Smart.

On croirait une crotte de 4x4. Je ne serais pas surpris qu’on me dise qu’en fait, c’est un jouet.

— Ça permet d’économiser de l’essence. Ma femme prend le 4x4. Comme je m’en sers uniquement pour aller au travail, ce choix m’a paru parfait. Prends le volant si tu veux.

— À moins que tu ne préfères monter avec moi, lance Alex.

— Non, merci, je réponds en ouvrant la portière de la Smart côté passager.

Ça semble moins minuscule à l’intérieur, mais j’ai quand même l’impression de me retrouver dans une navette spatiale miniature.

En moins d’une heure, le juge accorde à Westford ma garde temporaire. Au lieu de me condamner à un séjour dans un centre de détention pour mineurs ou à des travaux d’intérêt général, il approuve ma participation au programme REACH. Alex nous quitte parce qu’il a un examen. C’est donc à mon nouveau tuteur de m’emmener m’inscrire au programme avant de me conduire à l’école.

Ça se passe dans un bâtiment en brique marron situé à quelques pâtés de maisons du lycée. Après avoir attendu dans le hall, nous nous rendons dans le bureau du directeur.

Un grand gringo, qui doit bien peser cent cinquante kilos, nous accueille.

— Je suis Ted Morrisey, directeur du programme REACH. Vous devez être Carlos. (Il feuillette mon dossier avant d’ajouter :) Expliquez-moi la raison de votre présence parmi nous.

— Je suis là sur ordre du juge.

— On m’indique ici, dans votre dossier, que vous avez été arrêté vendredi dernier pour détention de drogue. (Il relève les yeux.) C’est un grave délit.

 

Uniquement parce que je me suis fait pincer. Le problème, c’est que je suis mexicain et que je suis affilié à un gang. Il ne me croira jamais si je lui dis qu’on m’a tendu un piège. La plupart des autres mecs ont dû lui soutenir mordicus qu’ils n’y étaient pour rien. Je trouverai qui m’a fait le coup et, au final, j’aurai ma revanche. Pendant la demi-heure qui suit, Morrisey me débite sa leçon. En résumé, il est question de reprendre le contrôle de ma destinée et de mon avenir. C’est ma dernière chance. Si je veux m’en sortir, son programme me donnera les outils nécessaires pour atteindre mon potentiel, bla bla bla. À la fin, des conseillers d’orientation se chargent d’aider les élèves à décrocher un job ou une admission dans un établissement d’éducation supérieure. Je me retiens de faire semblant de ronfler une ou deux fois. Comment Westford arrive-t-il à écouter toutes ces conneries sans pouffer de rire ?

— Pour votre gouverne, achève le directeur en sortant un manuel qu’il feuillette page par page, sachez que nous procédons à des contrôles anti-drogue aléatoires tout au long de l’année sur l’ensemble de nos effectifs. En cas de présence d’une substance illégale dans votre système ou sur vous, votre tuteur en sera informé. Vous serez viré du programme séance tenante, ainsi que de l’école. Pour de bon. Au moindre écart, la plupart des contrevenants se retrouvent sous les verrous.

 

Morrisey nous remet une copie du règlement de l’établissement, à Westford et à moi. Après quoi il croise les mains sur son gros bidon et sourit, mais je ne suis pas dupe. C’est un coriace qui ne s’en laisse pas conter.

— Des questions ? demande-t-il d’un ton calme, même s’il ne fait aucun doute dans mon esprit que cette voix peut beugler des ordres plus fort qu’un sergent instructeur.

— Tout est clair, je pense, dit le professeur après m’avoir jeté un coup d’œil.

— Parfait. Il nous reste une dernière formalité à régler avant que vous puissiez rejoindre vos camarades en classe.

Il fait glisser une feuille dans ma direction.

— Il s’agit d’un contrat de responsabilité stipulant que je vous ai informé des règlements de notre programme, que vous les comprenez et que vous acceptez de vous y conformer.

Je remarque qu’il y a trois lignes pour la signature. Une pour moi, une pour un parent ou un tuteur et une pour un membre du personnel de REACH. Je lis rapidement le texte :

En signant ce document, je... m’engage à me soumettre au règlement défini dans le manuel de REACH. Je comprends les règles qui m’ont été exposées par un membre du personnel du programme. En outre, je reconnais que si je fais entorse à ce règlement pour un motif quelconque, je serai soumis à une action disciplinaire qui peut inclure une assignation à résidence, des séances de conseils supplémentaires et/ou une expulsion pure et simple.

Traduction :

Je... cède ma liberté au personnel de REACH. En signant ce document, je certifie que mon existence sera dictée par d’autres gens et que j’aurai une vie de merde tout le temps que je resterai au Colorado.

 

Sans trop réfléchir, je griffonne mon nom en bas de la feuille avant de la glisser en direction de Westford pour qu’il y appose sa signature à son tour. Je veux juste en finir et passer à aune chose. Inutile d’ergoter. Une fois le papelard signé et rangé dans mon dossier, on nous lâche non sans m’avoir donné l’ordre de me présenter chez REACH à quinze heures au plus tard du lundi au vendredi, sous peine de violer la loi.

Et moi, je me dis qu’on m’impose tellement de règles que je vais en violer une sans tarder.

 

 

 

 

 

 

 

 

Kiara

 

 

 

Pas trace de Carlos depuis le début des cours. Tout le monde cancane à propos de la descente de police de vendredi et se demande ce qu’est devenu le nouveau de terminale. J’ai entendu quelqu’un dire que Carlos avait passé le week-end en prison ; un autre élève a prétendu qu’on l’avait reconduit à la frontière. Je me garde de leur dire qu’il vit chez nous, même si j’adorerais qu’ils la ferment tous et arrêtent de faire circuler de fausses rumeurs.

 

À l’heure du déjeuner, Tuck et moi nous installons a notre table habituelle.

— Je ne peux pas venir à ton cours de dessin vendredi, m’annonce-t-il.

— Pourquoi pas ?

— Ma mère a besoin de mon aide tout le week-end pour son cours d’orientation. Ils n’ont pas assez d’instructeurs.

— Ces dames des Highlands vont être cruellement déçues.

Elles étaient toutes émoustillées d’apprendre que deux modèles allaient venir poser à leur prochain cours. Même après que je leur ai précisé qu’il s’agissait de mon ami Tuck et de moi et que, non, nous ne serions pas nus, mais costumés.

— Trouve quelqu’un d’autre.

— Comme qui ?

— J’ai une idée ! S’exclame-t-il. Demande à Carlos. Je secoue la tête.

— Hors de question. Il est fou de rage de s’être fait piéger vendredi. Je doute qu’il soit d’humeur à rendre service à qui que ce soit. Chaque fois qu’il me lance un défi, je sens que je vais me mettre à bégayer.

Tuck glousse.

— Si les mots ne te viennent pas, tu peux toujours lui faire un doigt d’honneur. Les mecs de son genre réagissent très bien au langage des signes.

À la seconde où il dit ça, Carlos apparaît. Tous les regards se tournent dans sa direction.

 

Si j’étais lui, j’éviterais la cafétéria pendant au moins un mois. Mais je ne suis pas lui. On croirait qu’il n’a pas remarqué toutes les messes basses que son arrivée suscite. Il se dirige droit vers sa table sans s’excuser ou quoi que ce soit. Son assurance m’impressionne.

Personne ne le salue. Pour finir, Ram se glisse près de lui et l’invite a le rejoindre. Après ça, le spectacle est fini. Ram a la cote avec tout le monde, et s’il donne son approbation à Carlos, malgré la descente de vendredi, Carlos cesse tout à coup d’être un paria.

Après le déjeuner, en le croisant devant les casiers, je lui tapote l’épaule.

— Merci d’avoir remis mon ancienne combinaison.

— Je ne l’ai pas fait par gentillesse. C’était pour ne pas me faire griller et virer du bahut.

Il y a une semaine, quand il est arrivé, il n’en avait rien à faire de se faire mettre à la porte. Maintenant qu’il court vraiment le risque de se faire renvoyer, il se bat pour rester. Je me demande si c’est la menace qui lui fait cet effet-là.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CARLOS

 

 

 

Mon assistant social, monsieur Kinney, m’accueille dans le hall de REACH. Une fois dans son bureau, il pose une feuille de papier jaune devant moi. Mon nom est marqué en haut, suivi de quatre lignes.

— Qu’est-ce que c’est ?

J’ai déjà signé pour leur donner ma vie. Qu’est-ce qu’ils veulent de plus ?

— Une fiche d’objectifs.

— Une quoi ?

— Une fiche d’objectifs, répète-t-il en me tendant un crayon. Je veux que vous en notiez quatre. Vous n’êtes pas obligé de faire ça maintenant. Réfléchissez-y ce soir. Vous me la rendrez demain.

Je la lui rends sur-le-champ.

— Je n’ai pas d’objectifs.

— Tout le monde en a, me répond-il. Si ce n’est pas votre cas, il faut que ça change. Cela vous aidera à donner un sens à votre vie.

— Si j’en ai, je ne suis pas près de vous en faire part.

— Vous n’irez pas loin avec une attitude pareille.

— Ça n’a pas d’importance. Je n’ai pas l’intention d’aller où que ce soit.

— Pourquoi pas ?

— Je vis l’instant, mec.

— Et vous retrouver en prison pour possession de drogue en fait partie ?

— Pas vraiment. Je secoue la tête.

— Écoutez, Carlos. Tous les élèves qui participent au programme REACH sont des sujets à risque, reprend-il en m’entraînant dans un long couloir blanc.

— Quel genre de risque ?

— D’un comportement autodestructeur.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que vous pouvez me corriger ?

Il me dévisage d’un air grave.

— Notre but n’est pas de vous corriger, Carlos. Nous allons vous fournir les outils nécessaires pour vous permettre de développer tout votre potentiel. Le reste dépend de vous. 90 % de nos effectifs finissent par décrocher leur diplôme sans avoir commis une seule infraction. Nous en sommes très fiers.

— S’ils finissent leurs études, c’est uniquement parce que vous les forcez à être là.

— Croyez-le ou non, l’envie de réussir est dans la nature humaine. Certains de nos adolescents sont comme vous. Ils se sont faits embringuer dans des gangs, des affaires de drogue, et ils ont besoin d’un environnement sûr après l’école. Parfois, pas toujours, c’est parce qu’ils ne sont pas armés pour gérer le stress propre à l’adolescence. Nous leur offrons un cadre au sein duquel ils peuvent réussir en tirant pleinement parti de leurs atouts.

 

Pas étonnant qu’Alex frétillait à l’idée que je vienne là. Il veut que je fasse comme tout le monde... que je termine le lycée, que j’aille à la fac, que je me dégote un job respectable, que je me marie et que j’aie des gosses. Mais je ne suis pas comme lui. J’aimerais qu’ils arrêtent tous de me traiter comme si mon but dans l’existence était de vivre ma vie conformément aux volontés de mon frère.

Kinney m’introduit dans une pièce où attendent six désaxés assis sagement en cercle. Une femme vêtue d’une longue jupe ample qui me fait penser à madame Westford est parmi eux, un carnet posé sur les genoux.

— C’est quoi ? De la thérapie de groupe ? Je glisse à l’oreille de mon guide.

— Madame Berger, je vous présente Carlos, dit-il. Il nous a rejoints ce matin.

Berger me fait un sourire, la copie conforme de celui dont Morrisey m’a gratiné dans son bureau ce matin.

— Prenez place, Carlos, dit-elle. Pendant notre séance, vous êtes autorisé à parler de tout ce qui vous vient à l’esprit. Asseyez-vous, je vous en prie.

Super cool ! Une thérapie de groupe ! Je bous d’impatience Je crois que je vais dégobiller.

Une fois Kinney parti, Berger demande à tout le monde de se présenter. Comme si j’en avais quelque chose à foutre de leurs noms.

— Je m’appelle Justin, dit le mec à ma droite.

Il s’est teint les cheveux en vert devant. Sa frange est tellement longue qu’on dirait qu’il a un rideau devant les yeux.

— Salut, je réponds. T’es là pour quoi ? Dope ? Vol à main armée ? Meurtre ?

Je dis ça comme si j’énumérais des plats qu’on peut commander dans un resto.

Berger lève la main.

— Carlos, notre politique interne interdit ce genre de questions.

Oups ! Je devais être en train de rêver pendant cette partie du sermon.

— Ah bon ! Pourquoi ? On devrait mettre cartes sur table, je trouve.

— Vol de voiture, bredouille Justin, à l’étonnement de tout le monde.

Il n’en revient pas lui-même de nous avoir fait part de son petit secret, on dirait.

 

Une fois les présentations faites, j’en conclus qu’on m’a ni plus ni moins affecté au groupe sorti tout droit de l’enfer. À ma gauche, j’ai une gringa du nom de Zana qui décrocherait un rôle à l’aise si quelqu’un se décidait un jour à faire un reality show baptisé Les Putes du Colorado. À côté d’elle, il y a Quinn - je n’arrive pas à déterminer à quel sexe il appartient. Il y a aussi deux Latinos - un certain Keno et une Mexicaine super sexy, prénommée Carmela, aux yeux brun chocolat, à la peau de miel. Elle me rappelle mon ex, Destiny, sauf qu’une lueur dangereuse brille dans son regard.

 

Berger reprend la parole en posant son stylo.

— Avant votre arrivée, Carlos, Justin nous a confié que quand il se sent frustré, il lui arrive de donner des coups de poing dans les murs pour sentir la douleur. Nous cherchions à identifier d’autres soupapes moins destructrices.

Je trouve ça pathétique que Justin se défonce contre les murs tellement il est désespéré de sentir quelque chose, n’importe quoi, même de la douleur... Moi, c’est exactement l’inverse. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour ne rien sentir. Mon objectif la plupart du temps, c’est la léthargie.

Hum, c’est peut-être ça que je devrais écrire sur ma feuille d’objectifs. But n° 1 de Carlos Fuentes : Etre léthargique et le rester. Je doute que ça passe, mais c’est la vérité.

— Alors, ça a été cette première journée ?

Alex est passé me chercher à REACH à cinq heures et demie. Il m’a emmené dans ce que je suppose être le centre-ville de Boulder - une grande place appelée Pearl Street Mall. À la grande joie de madame Westford, on s’est fendu d’une visite dans son magasin pour boire un thé dans le patio. Je n’ai pas vraiment envie de thé, mais comme d’habitude, ce n’est pas moi qui décide.

Madame Westford pose deux tasses de thé spécial - « rien que pour vous, c’est la maison qui offre » - avant de retourner à l’intérieur prendre les commandes d’autres clients.

Je regarde mon frère, totalement détendu en face de moi.

— Je me tape une bande de désaxés dans ce foutu programme, Alex, je lui dis à voix basse pour que madame W n’entende pas. Y’en a pas un pour rattraper l’autre.

— Ça ne peut pas être si terrible que ça.

— Attends de les voir. En plus ils m’ont fait signer un contrat à la con qui m’oblige à obéir au règlement. Tu te rappelles à Fairfield quand on avait le droit de tout faire, Alex ? Après l’école, on était livrés à nous-mêmes. Juste toi, moi et Luis.

— On avait des règles, me répond-il en prenant sa tasse. C’est juste qu’on ne les appliquait pas. Mi’amá bossait tellement dur, elle n’était jamais là pour nous surveiller.

On était loin de vivre comme des rois à Chicago, mais on avait de la famille, des amis... Une vie.

 

— Je veux retourner là-bas.

Alex secoue la tête.

— Il n’y a plus rien pour nous là-bas.

— Elena et Jorge y sont, avec le petit JJ. Tu ne l’as jamais vu, ce môme, Alex. Mes copains aussi sont là-bas. Ici, je n’ai que dalle.

— Je ne dis pas que je n’ai pas envie d’y retourner. Mais c’est impossible maintenant. Ce serait trop risqué.

— Depuis quand tu as la trouille ? Putain, tu as vraiment changé. Je me rappelle quand tu n’hésitais pas à dire aux gens d’aller se faire foutre, quand tu faisais tout ce que tu voulais sans y réfléchir à deux fois.

— Je n’ai pas la trouille, Carlos. Je tiens à rester ici pour Brittany. Il arrive un moment où il faut arrêter de se bagarrer avec le monde entier. Ce stade-là, je l’ai atteint il y a deux ans. Regarde autour de toi, Carlos. Il y a d’autres filles, à part Destiny.

— Je ne veux pas de Destiny. Plus maintenant. Si tu parles de Kiara, laisse tomber. Ne compte pas sur moi pour sortir avec une minette qui veut contrôler ma vie et qui se préoccupe de savoir si je deale ou si je fais partie d’un gang. Regarde-nous, Alex ! On est assis dans un putain de salon de thé au milieu de gringos pleins aux as qui n’ont pas une idée de ce qui se passe en dehors de cette réalité bidon qu’ils appellent leur vie. T’es devenu un chido.

 

Alex se penche vers moi.

— Laisse-moi te dire un truc, petit frère. Ça me plaît de ne pas avoir à regarder derrière mon épaule chaque fois que je mets un pied dans la rue. Je suis content d’avoir une novia qui me trouve génial. Et je ne regrette pas d’avoir laissé tomber la dope et le Latino Blood pour la possibilité d’un avenir digne d’être vécu.

— Tu vas te blanchir la peau pour avoir l’air d’un gringo toi aussi ? Merde alors ! J’espère que tes gosses seront aussi pâlots que Brittany pour que tu ne sois pas obligé de les vendre au marché noir.

Alex est en train de perdre son sang-froid. Je le vois aux tressaillements de sa mâchoire.

— Être mexicain ne veut pas forcément dire être pauvre, riposte-t-il. Ce n’est pas parce que je vais à la fac que je tourne le dos à mon peuple. C’est peut-être toi qui lui tournes le dos en fait, en perpétuant le stéréotype.

Je gémis en rejetant la tête en arrière.

— Perpétuant ? Perpétuant ? La vache, Alex, notre peuple ne connaît même pas le sens de ce mot.

— Va te faire enculer ! grogne Alex. Après quoi, il repousse sa chaise et s’en va.

— Voilà l’Alex que je connaissais ! Ce langage-là, je le reçois cinq sur cinq, je crie après lui.

Il jette son gobelet dans une poubelle et poursuit son chemin. Je reconnais qu’il ne marche pas encore comme un gringo et continue de donner l’impression d’être capable de botter les fesses de toute personne prête à lui barrer la route. Mais avec un peu de temps... D’ici peu, il aura l’air d’avoir avalé un parapluie.

Madame Westford ne tarde pas à revenir à la table. Elle jette un coup d’œil à mon gobelet intact.

— Mon thé ne t’a pas plu ?

— Ça va.

Elle remarque le siège vide en face de moi.

— Où est passé Alex ?

— Il est parti.

— Oh !

Elle rapproche la chaise vide et s’assoit à côté de moi.

— Tu veux qu’on en parle ?

— Non.

— Tu me permets de te donner un conseil ?

— Non.

 

Qu’est-ce que je vais lui dire ? Que demain, j’ai l’intention de forcer le casier de Nick pour voir si je peux trouver des preuves du piège qu’il m’a tendu ? Autant que je fouille dans celui de Madison pendant que j’y suis. Elle qui tenait tant à ce que Nick et moi fassions connaissance. Elle sait peut-être quelque chose. Mais pas question que je fasse part de mes soupçons à qui que ce soit.

— Comme tu veux, mais si tu changes d’avis, n’hésite pas. Attends-moi ici.

Elle récupère mon gobelet plein et disparaît à l’intérieur.

Je n’en reviens pas ! Mi’amá et elle, c’est le jour et la nuit. Si ma mère a envie de me donner un conseil, vous pouvez être sûr qu’elle s’exprimera, que j’en aie envie ou pas.

Madame W revient une minute plus tard avec un autre breuvage.

— Essaie ça, dit-elle. C’est un mélange d’herbes apaisantes : camomille, aubépine, baies de sureau, eau de mélisse et ginseng de Sibérie.

— Je préférerais fumer un pétard, dis-je sur le ton de la plaisanterie.

Elle ne rit même pas.

— Certains d’entre vous trouvent qu’il n’y a pas de quoi faire tout un plat pour de l’herbe, je le sais, mais il se trouve que pour le moment, c’est illégal. (Elle pousse le gobelet vers moi.) Je peux te garantir que ça va te calmer, ajoute-t-elle. (Avant de retourner à l’intérieur pour servir d’autres clients, elle me lance ) Et ça t’évitera les embrouilles.

 

Je baisse les veux sur le gobelet rempli d’un liquide vert clair. On ne dirait pas de la tisane, juste du thé provenant d’un bon vieux sachet. Je jette un œil à droite et à gauche pour m’assurer que personne ne me regarde avant de porter la tasse à mes lèvres et de renifler.

Bon d’accord, ce n’est pas du thé ordinaire. Ça sent les fruits, les fleurs et quelque chose d’autre que je n’arrive pas à définir. Même si ces parfums ne me sont pas familiers, ils me mettent l’eau à la bouche.

En relevant les yeux, je vois Tuck s’approcher de moi. Kiara est avec lui, mais elle s’est arrêtée près d’un type qui joue de l’accordéon un peu plus loin. Elle sort un dollar et le penche pour le déposer dans son étui.

Pendant ce temps-là, Tuck va prendre une chaise à une autre table et vient s’asseoir en face de moi.

— J’aurais pas pensé que tu étais un buveur de thé, me dit-il. Je t’imaginais plus du genre tequila et rhum.

— Tu n’as personne d’autre à aller emmerder ?

— Non.

Je regarde ce type qui n’a pas dû se couper les cheveux depuis au moins neuf mois poser son doigt sur mon tatouage à l’avant-bras.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? J’écarte brusquement sa main.

— Que si tu t’avises de me toucher de nouveau, je te fous un coup de pied au cul.

Kiara nous rejoint. Elle a l’air de mauvaise humeur.

— À propos de coup de pied au cul, comment s’est passée ta première journée à REACH ? demande Tuck en me décochant un sourire grimaçant qui me donne envie de l’envoyer valser sur sa chaise.

Kiara saisit sa manche et l’écarte de la table. Tuck perd l’équilibre et s’étale.

— Elle a un truc à te demander, Carlos.

— Non, non, pas du tout, bredouille-t-elle en l’aidant à se relever avant de l’entraîner vers le magasin.

— Mais si. Demande-lui, je l’entends insister avant qu’ils disparaissent de ma vue.

 

 

 

 

 

 

 KIARA

 

 

 

Je pousse Tuck à l’intérieur.

— Arrête, bon sang ! On est dans l’arrière-boutique, où personne ne peut nous entendre.

— Pourquoi ? Tu as besoin de quelqu’un pour poser devant tes petits vieux avec toi, et lui, d’un truc à faire à part compter ses tatouages toute la sainte journée. C’est une idée géniale.

— Je ne suis pas d’accord.

Ma mère se faufile à côté de nous et étreint Tuck.

— Que se passe-t-il ?

— J’avais prévu de rendre service à Kiara vendredi pour son cours de dessin, mais en fait, je ne peux pas. Elle a pensé demander à Carlos de me remplacer, explique Tuck.

Un grand sourire illumine le visage de maman.

— Oh ! Ma chérie, c’est si gentil à toi de l’inclure dans tes activités ! Tu es vraiment une fille bien. Je suis fière de toi. (Elle me serre dans ses bras à mon tour.) Ma fille n’est-elle pas la meilleure ?

— Sans aucun doute, madame Westford. La meilleure !

Tuck n’a pas son pareil pour s’insinuer dans les bonnes grâces des parents.

— Kiara, quand vous aurez fini ici, ramène Carlos à la maison si tu veux bien. Il était avec Alex tout à l’heure, malheureusement je crois qu’ils se sont disputés. Je m’en vais dans une heure, mais je dois passer chercher Brandon chez un copain. Ton père s’occupe du dîner. Une fois que tu seras à la maison, ce serait peut-être bien que tu supervises la préparation du repas pour être sûre qu’on a quelque chose de mangeable à se mettre sous la dent.

Elle nous prépare du thé. Puis je retrouve Carlos dehors en train de siroter ce que je soupçonne être une des mixtures spéciales de ma mère. Il a l’air d’apprécier, mais je ne peux pas en être certaine parce que son visage est un masque impassible.

— À demain, lance Tuck en levant son gobelet dans ma direction.

— Qu’est-ce que tu voulais me demander ? interroge Carlos.

 

Il a l’air énervé.

Tu veux bien te déguiser en cow-boy samedi soir et poser devant des vieux ?

— Rien.

Je n’arrive juste pas à le dire.

Maman sort discuter avec des clientes. Je la regarde faire la conversation avec elles comme si c’étaient ses amies intimes. En approchant finalement de notre table, elle se penche pour vérifier que nous avons vidé nos gobelets.

— Ça t’a plu, Carlos, on dirait.

Lorsqu’elle trouve le bon mélange pour un client difficile à contenter, elle a l’impression d’avoir gagné à la loterie.

— J’ai cru comprendre que Kiara voulait te demander de poser pour elle vendredi aux Highlands. Ça devrait être sympa.

Carlos me dévisage, l’air de dire : De quoi elle parle ?

— Tu veux encore un peu de tisane ? ajoute maman à son adresse.

— Non, merci.

— Kiara peut te raccompagner à la maison. Pas vrai, chérie ?

Je m’empresse d’acquiescer avant qu’elle ne continue sur sa lancée.

— Allons-y.

En arrivant près de ma voiture, Carlos tire en vain sur la poignée de la portière.

— Tu dois te glisser par la fenêtre. Elle est bloquée.

— Tu plaisantes, j’espère ? Je secoue la tête.

— Pas du tout. J’ai l’intention de m’en occuper quand j’aurai fini de réparer la pendule et la radio.

Il s’introduit avec souplesse dans la voiture, les pieds d’abord et se love dans le siège baquet en vinyle. Au bout de cinq minutes de silence, je me prends à regretter que la radio ou le vieux magnétophone ne marchent pas. J’ai l’impression que Carlos commence a se sentir nerveux.

Il s’agite dans son siège.

 

— C’est quoi cette histoire de pose ?

— Je donne un cours de dessin dans une maison de retraite le vendredi soir. Tu n’es pas obligé de le faire. Je ne comptais même pas te le demander.

— Pourquoi pas ?

On est à un feu rouge. J’en profite pour me tourner vers lui, déterminée à être franche avec lui.

— Parce que tu poserais avec moi, et je sais que tu ne seras pas d’accord.

 

 

 

 

 

 

 

 

 Carlos

 

 

 

J’ai tout compris. Elle n’a pas envie de poser avec un mec qui s’est fait pincer en possession de drogue.

— Je peux amener Madison, je suggère de ce ton insolent qui lui tape sur les nerfs. Je suis sûr qu’elle serait contente de poser pour moi. Maintenant que j’y pense, elle m’a invité chez elle vendredi, alors je ne crois pas que je pourrai venir à ta petite fiesta.

— Je ne vois vraiment pas ce que tu lui trouves.

— En tout cas je lui trouve plus de choses qu’à toi.

Et voilà, un mensonge, pour la rebuter. En réalité, Madison ne m’attire pas du tout. Je fais de mon mieux pour l’éviter depuis qu’elle a gerbé à sa fête, mais comme elle fait partie des gens que je suspecte de m’avoir tendu un piège, je vais être obligé de me rapprocher d’elle. Kiara n’a pas besoin de le savoir. Et encore moins que j’ai pensé à elle et à ses foutus cookies beaucoup plus que j’aurais dû.

 

Dès qu’on est arrivés à la maison, elle sort précipitamment de la voiture.

En allant me faire un casse-dalle à la cuisine un peu plus tard, je la trouve en train d’éplucher des légumes. Ça lui plairait sans doute d’avoir ma tête sur cette planche, en plus des carottes.

— Bonjour, Carlos, lance le professeur en me voyant entrer. Comment as-tu trouvé le programme ?

— Nul.

— Ça t’ennuierait d’être un peu plus spécifique ?

— Totalement naze, je précise d’un ton sarcastique.

— Ton vocabulaire me sidère, réplique-t-il. Au fait, j’ai besoin de vous deux ce soir après le repas.

— Pour quoi faire ?

— Désherber.

— Je croyais que les gens friqués avaient des jardiniers ?

Ce n’est pas le cas manifestement, vu qu’après le dîner, Dick nous emmène dans le jardin avec des gros sacs en papier. Il nous distribue des gants en tissu.

— Je m’occupe du jardin de devant. Kiara, Carlos et toi, attaquez-vous à celui de derrière.

— Papa ! braille Brandon depuis la porte du patio. Carlos a promis de jouer au foot avec moi ce soir.

— Désolé, Bran. Il doit nous donner un coup de main.

— Tu peux nous aider toi aussi, intervient Kiara. Brandon a l’air ravi de pouvoir assister sa grande sœur. Je me souviens quand j’étais petit et qu’Alex me proposait de le seconder. J’avais l’impression d’être utile.

— Hé, Brandon, moi aussi j’ai besoin d’aide. Si tu travailles bien, je jouerai avec toi.

— C’est sûr ?

— Ouais, tiens le sac grand ouvert pour que je puisse y jeter les mauvaises herbes.

Il se rue sur le sac et écarte bien les bords.

— Comme ça ?

— C’est parfait.

 

Kiara est à quatre pattes en train d’arracher des poignées de mauvaises herbes qu’elle fourre dans son sac. Je vois mal Madison à genoux dans la terre, en plein travail manuel. Je l’imagine tout aussi mal dans une vieille bagnole dont la portière est condamnée.

— Tu es trop lent, observe Brandon. Je parie que Kiara a cueilli plus d’herbes que toi. (Il court inspecter le sac de sa sœur.) Elle gagne !

— Ça ne va pas durer.

J’attrape une gerbe de mauvaises herbes que j’arrache d’un coup sec. Des épines transpercent mes gants, mais peu m’importe.

Je jette un coup d’œil à Kiara qui a redoublé de vitesse. Elle adore la compétition, ça se voit.

— J’ai fini ! S’exclame-t-elle bientôt en se redressant avant d’ôter ses gants de jardin avec panache.

Elle prend Brandon dans ses bras et le fait tourbillonner en l’air. Ils atterrissent tous les deux dans l’herbe en riant comme des fous.

— Tu devrais faire gaffe, Kiara. Ta vraie personnalité commence à se faire jour.

Profitant que Brandon a le dos tourné, elle me fait un doigt d’honneur avant de se diriger vers sa voiture. Je me la suis mise à dos, ça ne fait aucun doute.

— On peut jouer au foot maintenant ! Va te mettre devant le but, dit Brandon en désignant un petit filet au fond du jardin. Tu te rappelles, si je marque, tu as promis de jouer aux soldats avec moi.

Je me plante devant le filet pendant que le nain tente en vain de marquer. Il se donne du mal, faut le reconnaître. Il s’acharne jusqu’à ce qu’il soit à bout de souffle, sans rien lâcher bien qu’il n’ait aucune chance.

— Ce coup-ci, je vais réussir, déclare-t-il pour la cinquième fois. (Il pointe le doigt derrière moi.) Regarde ! Là-bas.

— Tu ne m’auras pas si facilement, mon petit gars ! Je comprends qu’il ait envie de tricher, mais il ne sait pas à qui il a affaire.

— Non, mais je t’assure. Regarde ! Insiste-t-il. C’est assez convaincant, mais il n’est pas question que je détourne mon attention du ballon. Je préfère arrêter des balles toute la journée plutôt que de jouer à la poupée. Il shoote, mais je bloque une fois de plus.

— Désolé, vieux.

— Brandon, c’est l’heure de ton bain ! Appelle sa mère depuis le patio.

— Laisse-moi encore essayer un ou deux fois, maman. S’il te plaît.

Elle consulte sa montre.

— Encore deux, et puis au bain. Carlos a sûrement des devoirs à faire.

 

Après deux nouvelles tentatives tout aussi infructueuses, je dis à Brandon de renoncer. Il se dirige vers la maison en sautillant. Il a une assez bonne coordination, mais à quel âge les gosses se rendent-ils compte que ça ne se fait pas de sautiller ? En montant dans ma chambre, je passe devant la salle à manger. Installée à la grande table, Kiara est plongée dans ses bouquins.

Des mèches de cheveux s’échappent de sa queue-de-cheval et lui tombent sur la figure. Du coup, je me demande quelle tête elle aurait si elle lâchait tout.

Elle me jette un coup d’œil avant de repiquer du nez.

— Tu devrais laisser tes cheveux détachés, lui dis-je. Il se pourrait que tu ressembles un peu plus à Madison comme ça.

J’ai droit à un autre doigt d’honneur. J’éclate de rire.

— Tu devrais faire gaffe. J’ai entendu dire que dans certains pays, chaque fois qu’on fait ça, on te coupe un doigt.

 

J’attends deux jours avant de me décider à fracturer les casiers de Nick et de Madison grâce à un des aimants de Kiara (sans le cookie) et à un petit tournevis que j’ai chouré dans sa voiture. Au milieu du troisième cours, je demande à aller aux toilettes et j’en profite pour explorer le casier de Madison. Dans son cartable, je trouve des bouquins, du maquillage et des petits mots provenant de Lacey et de ses autres copines. Par un heureux hasard, elle a laissé son portable dans une petite trousse. Je l’embarque aux chiottes avec moi. En faisant dénier ses textos, son agenda, les contacts, je ne remarque rien de particulier, sauf que vendredi, après les cours, elle a appelé Nick plus de dix-fois!

Je remets son portable en place avant de retourner en classe.

 

Reste Nick. Je l’aperçois de temps à autre dans les couloirs, j’ai repéré son casier, mais je n’ai aucun cours avec lui. Pendant l’heure du déjeuner, il y a trop de monde qui traîne, mais juste après, je me faufile vers les casiers et je fais à nouveau bon usage de l’aimant et du tournevis.

Un bordel innommable règne dans son casier. Dans son sac à dos je trouve tout un tas de bouts de papier avec des noms et des codes notés dessus. Ses clients probablement, ou ses fournisseurs, mais ces fichus codes sont indéchiffrables.

Je suis là depuis trop longtemps. Mais je sens que je suis près du but, comme si Paco ou papa m’exhortaient à poursuivre un peu plus mes investigations. Je me remets à fouiller dans l’espoir de dénicher son téléphone, ou un preuve quelconque qu’il a pris part au traquenard dont j’ai été victime. Rien que ces bouts de papier.

 

Quelqu’un descend l’escalier. Les pas se rapprochent. Si c’est le proviseur, je suis foutu. Si c’est Nick, j’ai intérêt à me préparer à me battre. Je passe rapidement en revue les petits mots jusqu’à ce que... yes, j’ai trouvé !

C’est le seul message qui n’est pas codé. J’y lis le nom de quelqu’un que je ne connais que trop bien... Wes Devlin, un gros bonnet de la drogue, étroitement lié aux Guerreros del barrio. Suivi d’un numéro de téléphone.

Je fourre le papier dans ma poche et referme précipitamment le casier avant que l’intrus surgisse de l’escalier.

Nick a intérêt à faire gaffe parce qu’il ne va pas tarder à recevoir ma visite. Une visite qu’il n’est pas prêt d’oublier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Kiara

 

 

 

Mercredi après l’école, je suis en train de laver ma voiture dans l’allée quand Alex dépose Carlos, qui rentre de son programme. Alex vient vers moi et attrape une éponge.

— Ton père m’a dit que tu avais des problèmes avec la radio malgré le ressort que j’ai installé.

— Effectivement. J’adore ma voiture, mais elle est... imparfaitement parfaite.

— On peut dire ça comme ça. Ça me rappelle quelqu’un que je connais. (Il jette un coup d’œil à l’intérieur.) Celle de Brittany est rapide, mais celle-ci a encore du peps. (Il s’installe dans un des sièges baquets.) Ça me plairait d’en avoir une. Un de mes clients a une Monte Carlos 73 à vendre. J’envisage de l’acheter. Carlos t’a dit qu’il avait travaillé dans le garage de mon cousin à Chicago ?

— Non.

— Ça m’étonne. Il traînait toujours avec Enrique à l’atelier. Il aime la mécanique probablement encore plus que moi.

— Tu n’avais pas un rendez-vous ? demande Carlos, adossé à la porte du garage depuis le début de la conversation.

Je le sais parce que, dès qu’il est près de moi, je sens sa présence.

 

Depuis lundi, je l’évite, ce qui a très bien fonctionné pour nous deux. Quand Alex s’en va, un peu plus tard, Carlos se rapproche.

— Tu as besoin d’aide ?

Je secoue la tête.

— Tu comptes me faire la gueule longtemps ? Bon sang, Kiara, c’est bon maintenant. Je préfère encore tes petites phrases de deux mots que le silence total. Je sais pas, moi, fais-moi un doigt d’honneur au moins.

Je jette mon sac sur la banquette arrière et lance le moteur.

— Où tu vas comme ça ? me demande-t-il en se plantant devant ma voiture.

Je klaxonne.

— Je ne bougerai pas d’ici.

Pour toute réponse, je réitère. Mon klaxon est moins intimidant, moins puissant que la moyenne, mais je ne peux pas faire mieux.

Il abat ses deux mains sur le capot.

— Bouge !

Il obtempère, à sa manière. Avec une souplesse digne d’une panthère, il se glisse par la fenêtre, les pieds devant.

— Tu devrais arranger cette portière.

J’en conclus qu’il a l’intention de m’accompagner. Je gagne la route et je prends la direction de Boulder Canyon. Le vent s’engouffre dans la voiture. L’air frais me fouette le visage et ma queue-de-cheval cingle ma nuque.

— Je pourrais te la réparer.

Carlos sort la main par la fenêtre, laissant le vent glisser entre ses doigts.

 

Je remonte Boulder Canyon sans dire un mot en admirant le paysage. On pourrait imaginer que je suis blasée, je vis ici depuis si longtemps, mais pas du tout. Ces montagnes exercent toujours une étrange fascination sur moi, et me procurent une sensation de paix.

Je me gare près du Dôme que Tuck et moi escaladons de temps en temps. J’attrape mon sac sur la banquette arrière et je descends de voiture. Carlos sort la tête par la fenêtre.

— On n’est pas arrivés, si ?

J’avoue que j’éprouve une certaine satisfaction en lui rétorquant : « Détrompe-toi. » Mon sac sur l’épaule, je me dirige d’un bon pas vers le pont suspendu au-dessus de Boulder Creek.

— Hé, chica !

Je continue mon chemin en direction de mon sanctuaire dans les hauteurs.

— ¡Carajo !

Je ne me retourne pas, mais d’après les bruits qu’il émet et le chapelet de gros mots qu’il aligne en espagnol, j’en conclus qu’il est en train d’essayer d’ouvrir la portière pour sortir. Sans aucun succès. Quand il s’extirpe par la fenêtre et s’affale sur le gravier du parking, je l’entends jurer à nouveau.

— Kiara, merde, attends-moi !

J’ai atteint le pied de la montagne, point de départ de mon itinéraire habituel.

— Où est-ce qu’on est, bordel ?

Je pointe le doigt vers la pancarte avant de me mettre en route vers les rochers.

 

Je l’entends déraper sur les cailloux derrière moi tandis qu’il cherche en vain à me rattraper. On est sur la piste maintenant, et je ne vais pas tarder à bifurquer pour m’engager dans mon sentier perso. Carlos n’a pas les chaussures qui conviennent, ça c’est sûr.

— Tu as de gros problèmes, chica ! grommelle-t-il.

Je continue sans lui prêter la moindre attention. À mi-parcours, je m’arrête pour sortir ma bouteille d’eau de mon sac. Il ne fait pas trop chaud, et j’ai l’habitude de l’altitude, mais j’ai déjà vu des gens déshydratés, et ce n’est pas beau à voir.

— Tiens, dis-je en lui tendant la bouteille.

— Tu plaisantes ? Je suis sûr que tu l’as empoisonnée. Je bois une goulée avant de lui proposer à nouveau de boire.

En faisant tout un cinéma, il essuie le goulot avec le bas de son T-shirt, comme si j’avais une maladie infectieuse. Après quoi il vide la moitié de la bouteille.

Quand il me la rend, je fais mon cirque à mon tour, essuyant avec application ses microbes sur le goulot avec le bas de mon T-shirt. Je crois l’entendre glousser. Ou alors, il cherche à couvrir son souffle court à cause de la grimpette.

Dès que je me remets en marche, il rouspète.

— Tu prends ton pied, là ? Parce que moi, ce n’est vraiment pas mon truc !

Je maintiens mon rythme. Chaque fois qu’il glisse, il jure. Il devrait concentrer son attention sur ses pieds pour éviter de déraper dans les rochers, mais au lieu de ça, il use sa salive pour rien.

— Je t’ai dit à quel point ça m’agaçait que tu ne m’adresses pour ainsi dire plus la parole ? On dirait une muette qui ne connaîtrait pas le langage des signes. Sérieux, ça me met hors de moi. Tu crois que je n’ai pas assez de problèmes comme ça entre le piège qu’on m’a tendu mon arrestation, et ce foutu programme REACH qu’on m’oblige à suivre ?

— Si.

J’arrivé à l’endroit où on doit franchir un petit rebord en s’accrochant aux rochers en surplomb. Je ne risque rien, Si je tombe, ça ne sera que d’un mètre, ou deux, sur une surface plate.

— C’est une plaisanterie ou quoi ? demande-t-il en me suivant. (À ce stade, il doit se dire qu’il n’a pas vraiment le choix.) On va quelque part ou on erre juste sans but jusqu’à ce que je me pète la gueule pour de bon ?

Après avoir escaladé le gros rocher qui dissimule mon refuge au regard des autres alpinistes, je m’arrête sur une zone dégagée sous un grand arbre solitaire. Je suis tombée par hasard sur ce lieu il y a des années, quand j’avais besoin d’un abri pour... réfléchir. Depuis j’y viens souvent faire mes devoirs, dessiner, écouter les oiseaux et emplir mes poumons de bon air frais.

 

Je m’assois sur un rocher plat, j’ouvre mon sac à dos , et je pose la bouteille d’eau près de moi. Je sors mon livre de maths et je commence à étudier.

— Ne me dis pas que tu vas bosser ?

— Mais si !

— Et moi, je fais quoi ?

Je hausse les épaules.

— Tu n’as qu’à admirer le paysage.

Il jette des regards rapides à gauche et à droite.

— Je ne vois rien à part des rochers et des arbres.

— Ça me paraît normal.

— Donne-moi tes clés, ordonne-t-il. Tout de suite.

Je l’ignore.

 

Il bougonne. Il pourrait facilement me maîtriser et s’emparer de mon sac pour récupérer les clés. Pourtant, il n’en fait rien.

Je garde le nez dans mon livre, passant d’une équation à l’autre, prenant tranquillement des notes dans mon cahier de brouillon.

Carlos respire un bon coup.

— Bon, d’accord, je suis désolé. Perdon. Madison et moi, c’est du passé. Et je préfère de loin poser avec toi plutôt que de traîner avec elle. Whouah ! La nature a restauré ma foi en l’humanité et fait de moi une meilleure personne, on dirait. Bon, tu es contente ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Carlos

 

 

 

Kiara finit par refermer son bouquin. Elle lève les yeux puis plonge la main dans son sac et me jette les clés de sa voiture, que j’attrape au vol.

— Tu comptes rester ici ?

— Oui.

— Moi, je m’en vais.

— Ciao, répond-elle en agitant la main.

Je ne vais quand même pas attendre qu’elle ait fini ses révisions. J’ai chaud, je transpire et je suis fou de rage. Je réfléchis intensément à la manière de prendre ma revanche, en commençant par lui piquer sa voiture et la lui rendre sans une goutte d’essence.

Après avoir fourré ses clés dans la poche de mon jean, j’attaque la descente. Je dérape à plusieurs reprises et me retrouve les quatre fers en l’air. Je vais avoir des bleus partout demain matin. Merci, Kiara !

Je m’apitoie une seconde sur ce pauvre Tuck, obligé de se la farcir, même si je me dis qu’ils se méritent l’un l’autre. Et puis mes pensées se tournent vers Destiny. Si elle se trouvait toute seule dans ces montagnes, je ne la perdrais pas de vue. Je jouerais les chevaliers en armure. Je la porterais même sur mon dos jusqu’au sommet si elle me le demandait.

En attendant, même si Kiara n’est pas ma copine et ne le sera jamais, je ne peux pas la planter. Il y a des ours dans le coin, paraît-il. Et si elle se faisait attaquer ? A-telle vraiment cru que j’allais la laisser là, ou me met-elle à l’épreuve pour voir si je suis un type bien ?

Pas de pot. Je ne suis pas un type bien.

 

Je n’arrête pas de me rétamer. Chaque fois que je pense avoir trouvé le bon chemin, j’aboutis à un cul-de-sac ou au bord d’une foutue falaise.

Je ramasse un caillou et je le lance. Un autre. Encore un autre. Les entendre ricocher sur les rochers atténue un peu ma frustration.

J’ôte ma chemise, je la cale dans la ceinture de mon jean et je m’essuie le front.

Je suis loin du Mexique, ça c’est sûr. Je ne connais personne qui irait crapahuter dans les montagnes rien que pour se plonger dans des bouquins. S’il était question de se bourrer la gueule ou d’aller fumer un pète, là, je comprendrais.

Je remonte dare-dare la pente, en maudissant mes semelles glissantes, ainsi qu’Alex, Mi’amá, Kiara et à peu près tous les gens de ma connaissance.

 

— Tu es loca, chica, je crie en franchissant le rocher qui protège son petit coin privé. Sérieux, tu croyais vraiment que j’allais grimper jusqu’ici avec toi pour ficher le camp au final avec tes clés dans la poche ?

— Je ne t’ai pas demandé de me suivre.

— Comme si j’avais le choix.

— On est li-li-libres, toi et moi.

— Parle pour toi. Ma liberté, on me l’a prise à la seconde où je suis monté dans un avion à destination du Colorado.

Je m’assois face à elle. Elle continue à prendre des notes comme si de rien n’était. On est venus ici ensemble, on repartira ensemble. Ça ne me plaît pas plus que ça, mais je ne vois pas ce que je peux faire d’autre. De temps à autre, elle relève la tête et me surprend en train de la fixer. Je fais exprès, pour la mettre mal à l’aise. Ça finira peut-être par lui taper suffisamment sur les nerfs pour qu’elle range ses affaires et se décide à bouger.

 

Au bout de cinq minutes, je me rends compte que ma stratégie est inefficace. Le moment est venu de changer de tactique.

— Ça te dirait de flirter ?

— Avec qui ? demande-t-elle sans prendre la peine de me regarder.

— Avec moi.

Elle lève la tête, juste le temps de me toiser.

— Non, merci, répond-elle avant de se replonger dans ses révisions.

Elle se fiche de moi. Je le crois pas !

— À cause de ce pendejo de Tuck ?

— Parce que je ne veux pas des restes de Madison.

— Attends. Un momento. Je me suis fait traiter de toutes sortes de trucs mais... C’est de moi que tu parles là ?

— Ouais. En plus, Tuck embrasse super bien. Tu ne peux pas rivaliser avec lui.

— C’est tout juste s’il a des lèvres, ce mec-là !

— Tu veux parier ?

— Je suis tout sauf des restes. Après ma rupture avec Destiny, quand on a déménagé au Mexique, j’ai collectionné les filles. Je pourrais écrire un manuel sur le baiser si je voulais !

 

Je me penche vers Kiara et éprouve une certaine satisfaction en l’entendant retenir son souffle. Son crayon s’est figé. Elle ne bouge pas d’un millimètre quand j’approche ma bouche juste en dessous de son oreille droite. Pendant ce temps-là, ma main gauche s’aventure vers l’endroit sensible sous son autre oreille que je taquine du bout du pouce pendant que mes lèvres rôdent sur sa nuque. Elle doit sentir mon souffle chaud sur sa peau.

Elle penche légèrement la tête pour me faciliter l’accès. Je ne suis même pas sûr qu’elle en est consciente. Je continue mon manège. Elle gémit presque imperceptiblement, mais je m’obstine. Ça l’excite, c’est évident. Ça lui plaît. Elle en veut encore. Mais je me contiens... Des restes, non mais, tu vas voir !

 

Le problème, c’est que je ne m’attendais pas qu’elle sente aussi bon. D’habitude, les filles sentent les fleurs ou la vanille à plein nez, alors qu’elle, elle dégage une délicieuse odeur de framboise super douce qui me fait un effet bœuf. Même si je me dis que je flirte avec elle juste pour lui prouver un truc, mon corps a sérieusement envie de conclure.

— T-tu-tu-tu as fini ? bredouille-t-elle pour essayer de masquer sa réaction, mais ses paroles la trahissent. J’essaie de travailler et tu caches mon soleil, chuchote-t-elle, d’où je conclus qu’elle ne bégaie pas quand elle parle à voix basse.

— On est à l’ombre, sous un arbre, je lui réponds en m’écartant tout de même un peu parce que j’ai besoin de me ressaisir avant de perdre le contrôle.

 

Je m’adosse à un rocher dont les aspérités malmènent mon dos nu. Je plie un genou histoire de prendre une pose décontractée même si c’est loin d’être ce que je ressens. Pendant que j’essaie de me mettre à l’aise, Kiara se remet à bosser sous son fichu arbre. Elle ne transpire pas du tout et parait tout à fait détendue. Je ne sais pas si c’est à cause de ce qui s’est passé, ou pas passé entre nous, mais j’ai super chaud. À moins que ce ne soit le temps. On pourrait penser qu’ayant vécu au Mexique, je suis habitué à la chaleur, mais je suis né à Chicago où j’ai passé le plus clair de ma vie. Les étés sont chauds dans l’Illinois, mais ils ne durent que quelques mois.

Je suis tout retourné à l’intérieur. Mon cœur bat comme un dingue, et il y a une énergie vibrante dans l’air qui n’était pas là avant que je m’approche d’elle.

Qu’est-ce qui m’arrive ? Ça doit être l’altitude. Ça ne tourne plus rond dans ma tête. Il faut que je change vite fait de sujet pour ne plus penser au sexe.

— Comment ça se fait que tu bégaies ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Kiara

 

 

Mon stylo s’immobilise. J’essaie de me concentrer sur mon équation, mais je vois flou. Personne n’a jamais abordé la question directement avec moi, en dehors des orthophonistes. Je ne suis pas prête à lui répondre, d’autant plus que j’ignore la cause de mon bégaiement. C’est comme ça, je suis née comme ça, je n’y peux pas grand-chose.

Avant qu’il n’interrompe brutalement ma rêverie, je ne pensais qu’à une seule chose : le baiser que nous avons failli échanger. Son souffle chaud dans mon cou qui m’a ébranlée jusqu’à la mœlle. Mais il me titillait, c’est tout. Je le savais, et lui aussi. Je mourais d’envie de tourner la tête pour sentir ses lèvres sur les miennes, mais j’avais peur de m’humilier.

Je range mes affaires dans mon sac que je mets sur mes épaules et je commence à descendre.

Je marche vite dans l’espoir de le distancer suffisamment pour qu’il soit obligé de se concentrer sur ses pieds au lieu de me poser d’autres questions idiotes. J’ai commis une grave erreur en l’amenant ici. Une décision impulsive. Je m’en mords les doigts. Le pis, c’est que je ne m’attendais pas du tout à avoir une envie dévorante de l’embrasser. Jusqu’à ce qu’il aborde le sujet du bégaiement, je veux dire.

Après avoir traversé le pont qui enjambe Boulder Creek, je me dirige vers ma voiture. En fouillant dans mon sac à la recherche de mes clés, je me rends compte que Carlos les a toujours. Je tends la main.

 

Au lieu de me les rendre, il s’adosse à la voiture.

— Je te propose un deal.

— Je ne fais pas de deals.

— Tout le monde en fait, Kiara. Même les filles intelligentes qui bégaient.

Je n’arrive pas à croire qu’il vient de remettre la question sur le tapis. Sans me laisser démonter, je pivote sur mes talons, déterminée à rentrer à pied. Il a intérêt à ramener ma voiture à la maison. S’il la laisse là, elle va se retrouver à la fourrière.

Je l’entends jurer à nouveau.

— Reviens, crie-t-il. Je continue à marcher. Bientôt j’entends des pneus crisser sur le gravier derrière moi. Carlos m’a rejointe au volant de ma voiture. Il a remis sa chemise et je m’en félicite parce que je perds un peu mes moyens quand il est torse nu.

— Monte.

Je poursuis ma route. Il avance au pas.

— Tu vas finir par avoir un accident.

— Tu crois que j’en ai quelque chose à foutre ? Je jette un rapide coup d’œil dans sa direction.

— Non, mais moi si. Je tiens à ma voiture. Quelqu’un klaxonne derrière lui. Il ne bronche pas et continue à rouler à 2 à l’heure à côté de moi. Au premier virage, il enfonce l’accélérateur et me fait une queue de poisson.

— Ne joue pas à ce petit jeu avec moi, dit-il. Si tu ne montes pas à la seconde, je viens te chercher.

Nous nous mesurons du regard. Aux tressaillements de sa mâchoire, je vois qu’il est aussi déterminé que moi.

— Si tu montes, je lave ta voiture.

— Je viens de le faire.

— Je fais tes corvées pendant une semaine.

— Ça... ça ne m’embête pas de les faire.

— Je laisserai ton frère gagner au foot et je jouerai aux petits soldats avec lui.

Jour après jour, Brandon essaie en vain de marquer un but contre Carlos. Il adorerait le battre.

— D’accord, je réponds, mais c’est moi qui conduis.

Il se glisse sur le siège passager et je m’installe au volant. Son air triomphal ne m’a pas échappé.

— Tu sais ce que c’est ton problème ?

Évidemment, au lieu d’attendre ma réponse, il se lance dans une analyse en règle de ma personnalité.

— Tu fais des histoires pour tout. Prends le cas d’un baiser, par exemple. Tu dois t’imaginer qu’embrasser quelqu’un, ça signifie forcément un truc sentimental.

— Je ne passe pas mon temps à embrasser les gens pour m’amuser comme toi.

— Pourquoi pas ? On ne t’a jamais appris que la vie est censée être un truc sympa ?

— Je m’amuse autrement.

— Oh ! S’il te plaît, s’exclame-t-il, incrédule. Tu as déjà fumé de l’herbe ?

Je secoue la tête.

— Pris de l’Ecstasy ?

Je fais une moue de dégoût.

— Baisé comme une folle au sommet d’une montagne ?

— Tu as une vision tordue du divertissement, Carlos. Il secoue la tête à son tour.

— Okay, chica. Tu t’éclates comment, toi ? En crapahutant dans la montagne ? En faisant tes devoirs ? En regardant Madison se payer ta tête en classe ? Je suis au courant tu sais.

Je me range sur le bas-côté en malmenant mes pauvres pneus.

— La grossièreté... ne prouve pas qu’on-qu’on-qu’on est...

Je bégaie comme une dingue cette fois-ci. J’avale ma salive et je respire un bon coup. J’espère que ma frustration ne saute pas trop aux yeux. Je sais d’où ça vient... mais je ne peux rien y faire.

— ... un dur.

— Je ne cherche pas à être un dur, Kiara. Tu te trompes sur mon compte. Ce que je veux, c’est être un vrai connard.

Il me décoche un sourire effronté.

Je secoue la tête, agacée, avant de me réengager sur la chaussée.

 

Quand on arrive à la maison, papa est en train de jouer avec Brandon dans le jardin.

— Où étiez-vous passés ?

— Kiara m’a emmené faire un tour dans la montagne, répond Carlos. Pas vrai, K. ?

— Un petit entraînement ? demande papa en se tournant vers moi. Puis il ajoute à l’adresse de Carlos : Nous campons souvent en famille.

— Je ne fais pas de camping, Dick, ni d’escalade, répond Carlos.

— En revanche, il joue au foot. (J’esquisse un sourire à mon tour, la tête inclinée.) Tu ne m’as pas dit que tu mourais d’envie de faire une partie avec Brandon ?

— Ça m’était presque sorti de la tête, riposte-t-il avec un sourire identique.

— Oh, mais c’est super ! s’exclame mon père en lui tapant dans le dos. Brandon va être tellement content. Tu es prêt, Bran, à faire une partie de foot avec Carlos ?

Tous nos regards se tournent vers mon petit frère, qui se hâte d’aller installer le but.

— Génial ! Je vais te battre aujourd’hui, Carlos.

— N’y compte pas trop, muchacho.

Carlos donne un coup de pied dans le ballon et commence à dribbler comme un pro. Quoi qu’il en dise, il est évident qu’il a amplement pratiqué ce sport.

— Je me suis entraîné avec papa, annonce Brandon. Je suis prêt à t’affronter maintenant.

Entraîné ou pas, mon petit frère n’a pas une chance de l’emporter à moins que Carlos ne décide de le laisser gagner. Je suis impatiente de voir le triomphe éclater sur le visage de Brandon quand le ballon dépassera Carlos et qu’il marquera un but. Je m’installe dans le patio pour les regarder s’échauffer.

— Tu n’as pas des devoirs à faire ou quelque chose ?

 

Je secoue la tête.

Il cherche incontestablement à me défier avec son petit numéro de supériorité.

— Je crois que je vois des mauvaises herbes que tu as oublié de ramasser de ton côté, me lance-t-il.

— Viens jouer avec nous, Kiara, braille Brandon.

— Elle est occupée, répond Carlos.

Brandon me regarde d’un air interdit.

— Elle est assise là à nous regarder. Je vois pas comment elle pourrait être occupée.

Carlos a calé le ballon sous son aisselle.

— Je préfère regarder.

— Alleeez ! proteste Brandon en courant vers moi. (Il me prend la main et tire dessus pour me forcer à me lever. Joue avec nous.

— Elle ne sait peut-être pas jouer, commente Carlos.

— Évidemment que si ! Donne-lui la balle.

Carlos me l’expédie. Je la fais dribbler sur mes genoux avant de la lui renvoyer d’un coup de tête. Il n’en revient pas, apparemment. Je l’ai impressionné. En un de mes rares instants diva, j’époussette de la poussière invisible de mes épaules.

— Ça alors ! Kiara sait dribbler, s’étonne Carlos en se positionnant devant le but. Tu m’as caché ça ! Voyons si tu arrives à marquer un but.

Dès que j’ai récupéré le ballon, je fais une passe à Brandon. Il me réexpédie le ballon d’un coup de pied avant de le rabattre vers le but.

 

Je ne suis pas vraiment surprise que Carlos l’intercepte presque sans effort. À présent, c’est à son tour de s’épousseter les épaules. Du coup, je regrette de ne pas avoir balancé le ballon au fond du filet.

— Tu veux une deuxième chance ?

— Un autre jour peut-être, je lui réponds sans trop savoir s’il fait allusion au presque baiser de tout à l’heure ou au foot.

Ses sourcils montent au ciel, et j’ai l’impression qu’il a compris que ma réponse avait un double sens.

— J’attends ce défi avec impatience.

— A moi de jouer ! hurle Brandon.

Carlos se replace devant le goal et se penche en avant, très concentré.

— Tu as droit à trois essais, Brandon, mais il faut regarder les choses en face. Tu n’es pas assez bon.

Mon petit frère tire la langue de côté. Il est en mode concentration/compétition maximal. Quand il sera plus grand, j’en suis sûre, il tiendra la dragée haute à Carlos.

Brandon pose le ballon et recule de cinq pas en les comptant consciencieusement. Il s’agenouille, tel un golfeur préparant son coup. Carlos va-t-il le laisser gagner ? Je n’ai eu aucun signe de sa part laissant entendre que notre petit deal tenait toujours, et il m’a l’air sacrement déterminé à bloquer la balle.

— Laisse tomber, cachorro. Tu n’y arriveras jamais. Tu vas m’appeler le Maître gardien de but tout-puissant, le seul et unique... Carlos Fuentes !

Ses railleries ne font qu’accroître la détermination de mon frère. Il pince les lèvres, serre les poings puis il tape dans la balle aussi fort qu’un petit garçon de six ans peut le faire, en grognant même au moment de l’impact. Le ballon monte dans les airs.

Carlos bondit pour l’attraper...

Et le rate à deux centimètres près. Mieux encore, il s’affale et roule sur le dos après avoir heurté le sol de plein fouet.

Je n’ai jamais vu une telle expression de triomphe sur le visage de mon frère.

— J’ai réussi ! Braille-t-il. J’ai réussi ! Du premier coup, en plus !

Il court vers moi et tape avec vigueur dans ma main avant de sauter sur Carlos.

— J’ai réussi ! J’ai réussi !!!

— Tu as jamais entendu parler d’un mauvais gagnant

— Non. (Brandon se penche vers son oreille.) Ça veut dire que tu vas jouer aux petits soldats avec moi ce soir !

— On ne pourrait pas envisager un match retour ? Genre deux sur trois ? Ou trois sur cinq ?

— Laisse tomber, José !

— Je m’appelle Carlos, pas José, riposte Carlos, mais mon petit frère ne l’écoute pas.

Il est parti à fond de train vers la maison annoncer aux parents qu’il a battu Carlos.

Ce dernier est toujours à terre quand je m’agenouille à côté de lui.

— Qu’est-ce que tu veux ? Bougonne-t-il.

— Te remercier.

— Pourquoi ?

— Pour avoir tenu parole en laissant gagner mon frère. Tu te débrouilles assez bien en connard la plupart du temps, mais tu as quand même du potentiel.

— Quel genre de potentiel ?

— Celui d’un être humain convenable.

 

 

 

 

Carlos

 

 

 

Après le dîner, j’exhume le portable et j’appelle Luis et Mi’amá.

— ¿ Te estás ocupando de mamá ? Je demande à mon petit frère.

— Si, je m’occupe d’elle.

Des coups retentissants à ma porte me rappellent que j’ai perdu le match cet après-midi.

— C’est l’heure de G.I. Joe, Carlos ! Braille Brandon derrière la porte.

— ¿ Quién es ése ?

— Le gamin chez qui j’habite. Il me fait penser a toi parfois.

— Super gentil, hein ! réplique Luis et il éclate de rire. Comment va Alex ?

— Alex es buena gente. Toujours le même.

— Maman a dit que tu avais des problèmes.

— Si, mais tout va s’arranger.

— J’espère parce qu’elle fait des économies pour venir vous voir cet hiver. Si je suis sage, elle dit que je pourrai venir aussi. Podemos volver a ser familia, Carlos. Ce serait génial, non ?

Oui, ce serait génial que nous redevenions une famille. Pour mon petit frère, une famille complète se compose de nous quatre - mamá, Alex, lui et moi. Il ne parlait pas encore quand papa est mort. Je ne veux jamais avoir d’enfants par peur de laisser derrière moi une femme qui se bat pour les nourrir ou que ma famille s’imagine être au complet sans moi.

 

Toc toc toc. Toc toc toc.

— Tu es là ? Braille à nouveau Brandon, mais cette fois-ci sa voix me parvient du bas de la porte.

J’aperçois sa bouche dans la fente entre le battant et la moquette. Je devrais ouvrir brutalement histoire de voir le petit diablo décamper.

— Ce serait super que vous veniez, mamá et toi. Déjame hablar con mamá.

— Elle n’est pas là. Está trabajando. Elle est au travail.

Mon cœur se serre. Je ne veux pas que ma mère trime comme ça pour des clopinettes. Je faisais vivre la famille quand j’étais au Mexique. Maintenant je vais à l’école pendant qu’elle bosse comme une malade. Ce n’est pas juste.

— Dis lui que j’ai appelé. ¡ Que no se te olvide ! j’insiste, sachant qu’il est tellement occupé à s’amuser avec ses copains qu’il a des chances d’oublier mon coup de fil.

— J’y penserai. Promis.

Quand je raccroche, Brandon est toujours en train de tambouriner sur ma porte.

— Arrête de taper. Tu me donnes mal à la tête, dis-je en lui ouvrant.

Il se redresse à la vitesse d’un éclair. Chancelle. J’ai bien l’impression que le sang lui est monté à la tête. Bien fait pour lui.

— Brandon, lance son père en passant dans le couloir, je t’ai dit de ne pas embêter Carlos. Tu devrais être dans ta chambre en train de lire.

— Je ne l’embête pas, répond-il d’un ton innocent. Il a promis de jouer aux petits soldats avec moi. Pas vrai, Carlos ?

Il lève vers moi un regard suppliant.

— C’est vrai, dis-je à Westford. Cinq minutes, et j’aurai rempli ma mission de grand frère.

— Dix minutes, riposte Brandon.

— Trois, je renchéris. Moi aussi, je suis capable de jouer à ce jeu-là.

— Non, non et non. Cinq, ça m’ira.

À peine dans sa chambre, il me fourre une figurine dans les mains.

— Tiens !

— Je suis désolé de te l’apprendre, mon petit gars, mais je n’ai pas l’habitude de jouer à la poupée.

Vexé, il se rebiffe.

— G.I. Joe n’est pas une poupée ! C’est un marine, comme mon papa avant.

Il sort des mini soldats en plastique d’un seau et les dispose dans la pièce. On pourrait croire qu’il fait ça au hasard, mais j’ai le sentiment qu’il y a une certaine méthode dans cette gabegie apparente.

— Tu n’avais pas de G.I. Joe quand tu étais petit ?

 

Je secoue la tête. Je n’avais pas beaucoup de jouets d’après mes souvenirs... On s’amusait avec des bâtons, des cailloux, des ballons de foot. De temps à autre, Alex s’introduisait dans le placard de ma mère et on inventait les jeux les plus dingues en mettant des cailloux dans ses collants. Parfois, on coupait les jambes pour en faire des frondes. Ou bien on y fourrait des ballons remplis d’eau et on se battait avec. On se faisait régulièrement botter les fesses après ces méfaits, mais on s’en fichait. Ça valait le coup quand même.

— Bon, reprend le môme d’un ton sérieux. Les Cobras sont les méchants. Ils veulent être les maîtres du monde. Les G. I. Joes doivent les capturer. T’as compris ?

— Oui. Bon, on y va là ? Brandon lève les mains.

— Attends, attends ! Il faut que tu aies un nom de code d’abord. Tu veux quoi comme nom de code ? Moi, c’est Racer.

— Je vais prendre Guerrero. Il penche la tête de côté.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Guerrier.

Il acquiesce d’un hochement de tête.

— D’accord, Guerrero, ta mission consiste à mettre la main sur le docteur Clin d’œil. (Il me regarde en ouvrant de grands yeux ronds.) C’est le mec le plus méchant de la terre. Pire que le commandant Cobra !

— On ne pourrait pas lui donner un nom un peu plus effrayant ? Désolé, mais docteur Clin d’œil, ça ne fait pas très sérieux.

— Oh non ! On ne peut pas faire ça. C’est impossible.

— Pourquoi pas ?

— J’aime bien ce nom-là. Et le docteur Clin d’œil n’arrête pas de cligner de l’œil.

Il est marrant, ce gosse, faut le reconnaître.

— Bon, d’accord. Qu’est-ce qu’il a fait de si terrible, ton docteur Œil ?

— Docteur clin d’œil, corrige Brandon. Pas Œil.

— Peu Importe.

Je brandis mon G. I. Joe en plastique, et je lui dis :

— Bon, Joe, tu es prêt à botter les fesses du docteur Œil ?

Je me tourne vers Brandon. Joe dit qu’il est prêt. Brandon s’anime comme s’il était en mission secrète.

— Suis-moi, chuchote-t-il en commençant à ramper. Allez, viens ! dit-il un peu plus fort en voyant que je n’ai pas bougé.

Je m’aplatis comme une crêpe derrière lui en essayant de m’imaginer dans la peau d’un gosse de six ans qui a la patience de jouer à ce jeu à la gomme.

Brandon met la main derrière son oreille et murmure :

— Je crois que le docteur se cache dans le placard. Ameute les troupes.

J’enveloppe du regard les mini soldats éparpillés sur la moquette et j’ordonne :

— Cernez le placard, soldats.

— Tu dois changer ta voix pour avoir l’air d’un marine, s’exclame Brandon, peu impressionné manifestement par mes talents d’acteur.

— Arrête de chercher la petite bête ou je me tire.

— D’accord, d’accord. Ne pars pas. Tu peux garder ta voix.

Nous disposons les troupes autour de la porte du placard. Autant pimenter un peu le truc puisque je suis là.

— Joe m’a appris qu’il avait des informations sur le docteur.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Brandon, marchant à fond la caisse.

Il faut que je trouve quelque chose vite fait.

— Il a une nouvelle arme à sa disposition. S’il te fait un clin d’œil, tu es mort. Fais bien gaffe de ne pas le regarder dans les yeux.

— D’accord ! lance Brandon, tout excité. Luis est comme lui. Il part au quart de tour pour un rien.

Du coup, je pense à mamá et aux rares fois où je l’ai vu sourire ces dernières années. J’ai beau être un rebelle, je donnerais n’importe quoi pour la faire sourire à nouveau.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Kiara

 

 

 

Je regarde Carlos et mon petit frère jouer aux soldats depuis le seuil de la chambre. Carlos a installé tout un décor, des T-shirts de Brandon pendus à de la ficelle faisant office de tunnels. Attachée à la fenêtre, la ficelle court sur toute la longueur de la pièce jusqu’à la poignée de la penderie.

D’après son air détendu, j’ai l’impression que Carlos s’amuse presque autant que mon frère. Ma mère me caresse l’épaule en passant.

— Ça va ? Chuchote-t-elle. Je hoche la tête.

— Je me fais du souci pour toi.

— Tout va bien. Ne t’inquiète pas.

Je repense à cet après-midi, quand nous avons fait du foot dans le jardin. J’avoue que je me suis amusée moi aussi.

— Vraiment bien, je t’assure, j’insiste en étreignant maman.

— Ils ont l’air de passer un bon moment, commente-t-elle en pointant le menton vers la scène de guerre qui se déroule dans la chambre de Brandon. On dirait que Carlos commence à se faire à sa vie ici.

— Peut-être.

— Les cinq minutes sont passées depuis longtemps, s’exclame Carlos.

Maman entre dans la chambre et prend Brandon dans ses bras, coupant court à ce qui ne pouvait manquer d’être une tentative de négociation dont mon petit frère a le secret.

— C’est l’heure d’aller te coucher. Tu as école demain. Une fois qu’elle l’a bordé, elle ajoute :

— Tu t’es brossé les dents, n’est-ce pas ?

— Ouais, répond Brandon en hochant la tête, la bouche hermétiquement fermée.

Je doute qu’il dise vrai.

— Bonne nuit, Racer, lance Carlos en sortant de la pièce dans le sillage de maman.

— Bonne nuit, Guerrero. Kiara, vu que Carlos refuse de me raconter une histoire, tu veux bien me chanter une chanson ? Ou jouer au jeu des lettres ? S’il te plaît...

— Lequel tu veux ?

— Le jeu des lettres.

Il se redresse en me tournant le dos et soulève son haut de pyjama.

— Nous jouons à ce jeu depuis qu’il a trois ans. Du bout du doigt, je trace une lettre sur son dos. Il doit deviner laquelle.

— A, s’écrie-t-il fièrement. J’en dessine une autre.

— H !

Puis une autre.

— D ! Non, B. C’est juste ?

— Oui. Bon, une dernière. Et puis tu dors. Je trace une ultime lettre.

— Z.

Exact. Je lui dépose un baiser sur le front et le borde une dernière fois.

— Je t’aime.

— Moi aussi. Kiara ?

— Oui.

— Dis à Carlos que je l’aime aussi. J’ai oublié.

— Entendu. Ferme les yeux maintenant.

Carlos est adossé au mur dans le couloir. Maman a disparu. Elle a dû aller regarder la télé avec papa dans le salon.

— J’ai entendu. Pas besoin de répéter, me dit Carlos.

Son impudence coutumière s’est envolée. Il a l’air vulnérable, comme si les gentils mots de Brandon avaient brisé une barrière émotionnelle en lui. J’ai la sensation d’entrevoir le vrai Carlos.

— Bon. (J’ai les yeux rivés sur mes chaussures parce que pour tout dire, je suis incapable de croiser son regard, trop intense, hypnotisant.) Merci encore... d’avoir joué avec mon frère. Il t’aime beaucoup.

— Parce qu’il ne me connaît pas vraiment.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Carlos

 

 

 

Avant le début des cours, je vais derrière les gradins du stade à la recherche de Nick. Sans surprise, je le trouve en train de fumer un pétard.

Une expression paniquée passe sur son visage, masquée presque aussitôt par un sourire.

— Hé, mec ! Comment ça va ? J’ai appris que tu t’étais fait gauler la semaine dernière. Je te plains. (Il me tend le bédo.) Tu veux une taffe ?

Je l’attrape par le collet et je le plaque contre une barre métallique.

— Pourquoi tu m’as piégé ?

— T’es dingue ! Je ne vois pas de quoi tu parles. Pourquoi je t’aurais piégé ?

Je lui balance mon poing dans la figure. Il s’écroule.

— Tu te rappelles maintenant ?

— Oh merde ! s’écrie-t-il alors que je suis penché sur lui.

Je vais le tabasser jusqu’à ce qu’il crache le morceau.

S’il est impliqué d’une manière ou d’une autre avec les Guerreros del barrio, et Wes Devlin, cela veut dire que Kiara et les Westford pourraient être en danger puisque je vis sous leur toit. Je ne peux pas accepter ça.

Je le relève en l’attrapant par le col de sa chemise.

— Dis-moi pourquoi tu as planqué cette dope dans mon casier. Tu as intérêt à te magner parce que je suis de mauvais poil depuis que les flics m’ont embarqué.

Il lève les mains en signe de capitulation.

— Je ne suis qu’un pion dans cette histoire, Carlos comme toi. Mon dealer, Devlin, c’est lui qui m’a dit de faire ça. Il était armé, mec. Il m’a filé la canette et m’a ordonné de la mettre dans ton sac. Il m’a dit que sinon j’allais avoir des ennuis. Je ne sais même pas pourquoi. Je te jure, l’idée ne venait pas de moi.

J’en suis réduit à déterminer de qui ça vient. Le problème, maintenant, c’est que je dois contacter Devlin et surveiller mes arrières vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— Carlos, c’est à ton tour.

 

Tous les regards se tournent vers moi dans la salle de thérapie. Berger s’attend que je raconte ma vie à tout le monde. Ça ne lui suffit pas que je doive écouter tous leurs problèmes à la con ? Le père de Justin qui lui répète sans arrêt que c’est un connard, et Keno qui se prend pour un héros parce que ses potes ont bu de la bière tout le week-end et qu’il n’a pas cédé à la pression ambiante ? Des conneries, tout ça !

Madame Berger m’observe par-dessus ses lunettes.

— Carlos ?

— Oui.

— Voudrait tu nous raconter quelque chose d’important qui te serait arrivé cette semaine ?

— Pas vraiment.

Zana ricane en retroussant ses lèvres étincelantes de gloss.

— Il se trouve trop cool pour partager avec nous !

— Ouais, renchérit Carmela. Pourquoi tu te crois supérieur d’abord ?

Keno me fixe, cherchant à m’intimider, je suppose. Je me demande s’il a des infos au sujet de Devlin.

J’aurais tort d’espérer le soutien du Mexican Power dans les circonstances actuelles. Je me tourne donc vers Justin.

— Tu peux faire ce que tu veux tant que ça ne m’implique pas, me dit le type aux cheveux verts.

Qu’est-ce que ça veut dire, putain ?

Quinn a les yeux rivés au sol. Berger se penche en avant.

— Carlos, cela fait déjà une semaine que vous êtes là et vous ne vous êtes toujours pas ouvert à nous. Chaque membre du groupe a révélé une part de lui-même aux autres. Pourquoi ne pas nous raconter au moins un petit quelque chose afin que vos camarades puissent se sentir plus proches de vous ?

Elle s’imagine que j’ai envie de nouer des liens avec ces gens-là. Elle est folle ou quoi ?

— Dis quelque chose, n’importe quoi, m’exhorte Zana.

— Elle a raison, enchaîne Keno.

Berger me décoche son regard compatissant qui sous-entend « on est là pour toi ».

— Il faut que chacun apporte son tribut si l’on veut maintenir la cohésion au sein du groupe. Considérez votre contribution comme la colle qui nous soude sans exclure personne.

Elle veut de la colle, je vais lui en filer de la colle ! Pas question que je l’ouvre à propos de Nick ou de Devlin, mais j’ai une autre idée. Je lève les mains en signe d’abdication.

— D’accord. J’ai failli embrasser une fille mercredi. Kiara. Au sommet de la putain de montagne qu’elle m’a forcé à escalader. Rien que d’y penser... (Je secoue la tête de frustration). Le problème, c’est que depuis deux jours, je n’ai pas arrêté de penser à ce que ça aurait été si j’avais continué.

Keno s’incline vers moi.

— Elle te plaît ?

— Non.

— Pourquoi t’as essayé de l’embrasser alors ? demande Zana.

Je hausse les épaules.

— Pour lui prouver un truc.

Personne ne dit rien. Toute l’attention est focalisée sur moi.

— Prouver quoi ? demande Berger.

— Que j’embrasse mieux que son copain.

Justin porte sa main à sa bouche. Si ça le choque à ce point, je parie qu’on peut compter sur les doigts d’une seule main le nombre de filles qu’il a emballées.

— Elle t’a rendu ton baiser ? demande Carmela. Keno hausse les sourcils.

— Elle est mexicaine ?

— On ne s’est pas embrassés. Presque, j’ai dit. Pas de quoi en faire un fromage.

— Tu la kiffes, décrète Zana. (Voyant que je ricane, elle ajoute ) Quand on dit qu’il ne faut pas en faire un plat, c’est tout le contraire.

— Qu’est-ce que ça peut faire, Zana ? Intervient Justin. Il ne l’a pas vraiment embrassée et elle a un copain. Elle est déjà prise, que ça lui plaise ou non.

— Tu dois faire un travail sur toi-même avant d’avoir une relation saine, Carlos, décrète Zana comme si elle était experte.

Peut-être, bon, bref, Kiara ne me plaît pas de toute façon. Et une relation saine, c’est bien la dernière chose dont j’ai envie... Je ne suis même pas sûr que ça existe, Je m’adosse à ma chaise et croise les bras.

— J’ai terminé, madame Berger. Elle acquiesce d’un hochement de tête.

— Merci d’avoir partagé cette information avec nous, Carlos. Nous vous sommes reconnaissants d’avoir bien voulu nous donner un aperçu de votre vie intime. Croyez-le ou non, notre groupe est plus soudé désormais, grâce à vous.

Je meurs d’envie de lui montrer mon index pour qu’elle lâche ce que je pense de sa théorie, mais ce serait probablement une violation de leur foutu règlement.

 

J’endure la suite de la séance de thérapie de groupe avec les autres tarés même s’ils se comportent tous comme s’ils étaient mes copains maintenant, je le jure. Quand je sors enfin du bâtiment, je trouve Alex dans le parking qui m’attend au volant de la voiture de Brittany.

À un feu rouge, je vois un couple marcher main dans la main sur le trottoir. Je n’ai jamais vu Tuck et Kiara se tenir par la main. Il y en a un des deux qui doit avoir la trouille des microbes.

— Kiara a un petit ami. Un pendejo de première, je lance à brûle-pourpoint. Ils sont ridicules ensemble.

Alex secoue la tête.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ne joue pas avec elle.

— T’inquiète.

Alex éclate de rire.

— C’est ce que j’ai dit à Paco quand il m’a mis en garde à propos de Brittany.

— Mettons les choses au point une fois pour toutes. Je ne suis pas toi. Je ne le serai jamais. Et si je te dis qu’il n’y a rien entre Kiara et moi, c’est qu’il n’y a rien.

— D’accord.

— Elle me tape sur les nerfs la plupart du temps de toute façon.

Pour toute réponse, il se bidonne de plus belle.

Il n’y a personne chez les Westford quand nous arrivons. La voiture de Kiara est dans l’allée, la vitre côté passager est ouverte, comme d’habitude.

— Elle a besoin qu’on lui arrange ça, dis-je à Alex tandis qu’on s’en approche.

On ne peut pas s’empêcher l’un et l’autre d’imaginer à quoi ressemblerait la voiture si elle était retapée.

— La portière côté passager ne s’ouvre plus.

Alex tiraille sur la poignée.

— Tu devrais la démonter et voir si tu peux la réparer.

Je hausse les épaules.

— Je vais peut-être faire ça.

— Réparée ou pas, elle est sympa cette bagnole.

— Je sais. Je l’ai conduite l’autre jour.

Je passe la tête par la fenêtre avant de me glisser à l’intérieur.

— Si je te disais que j’en ai acheté une pareille ? annonce Alex.

— C’est pas vrai ? Tu as enfin une voiture à toi ?

— Oui. Il y a du travail à faire dessus. Je la garde à l’atelier jusqu’à ce que je trouve le temps de remettre le moteur en état.

— À propos de moteur, je trouve que celui-ci se traîne, dis-je avant de tirer sur la languette pour ouvrir le capot.

— Tu es sûr qu’elle ne nous en voudra pas de fouiner dans sa voiture ?

— Ça lui sera égal, dis-je en croisant les doigts pour que ce soit vrai.

Pendant que nous inspectons le moteur en parlant mécanique, je me dis que c’est peut-être le moment de lui raconter ce que j’ai découvert.

— Je pense que c’est Devlin qui m’a tendu un piège.

Alex relève la tête tellement vite qu’il se cogne le crâne contre le capot.

— Devlin ? Wes Devlin ? Je hoche la tête.

— Pourquoi lui ?

Il se passe la main sur les yeux, comme s’il n’arrivait pas à comprendre comment j’ai pu me foutre dans un bordel pareil.

— Il recrute des membres de gang un peu partout, quelle que soit leur affiliation. Il en fait des hybrides. Comment as-tu pu le laisser faire ?

— Je ne l’ai pas laissé faire. C’est arrivé, c’est tout.

Mon frère plonge son regard dans le mien.

— M’aurais-tu menti, Carlos ? Aurais-tu contacté les Guerreros au Mexique ? Cette histoire de dope était-elle prévue depuis longtemps ? Parce que Devlin ne plaisante pas. Putain, il a même des liens avec le Latino Blood à Chicago.

— Tu crois que je ne le sais pas ! (Je sors le numéro de Devlin, récupéré dans le casier de Nick, et je le montre à Alex.) Je vais l’appeler.

Il jette un coup d’œil au papier et secoue la tête.

— Ne fais pas ça.

— Je n’ai pas d’autre solution. Il faut que je sache ce qu’il veut.

Alex émet un petit rire.

— Il veut te mettre la main dessus, Carlos. Les Guerreros ont dû lui parler de toi.

À mon tour de le fixer dans le blanc des yeux.

— Je n’ai pas peur de lui.

Alex a lâché le Latino Blood, et il a failli y laisser sa peau Il sait ce que c’est de défier les gros bonnets d’un gang.

— Je t’interdis de faire quoi que ce soit sans moi. On est des frères, Carlos. Je me battrai toujours à tes côtés, sans te poser de questions.

C’est bien ce que je craignais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Kiara

 

 

Après le dîner, Tuck et moi, on a décidé d’aller courir avant son entraînement pour la compétition de frisbee. Pendant les premiers cinq cents mètres, on a discuté, mais depuis je cours en silence. On n’entend plus que nos pas qui résonnent sur le trottoir. La chaleur est tombée ; il y a même une petite fraîcheur dans l’air.

J’aime bien faire du jogging avec Tuck. C’est un sport solitaire, et je trouve ça nettement plus sympa à deux.

— Comment va le Mexicain ? demande-t-il, sa voix faisant écho contre la paroi.

— Ne l’appelle pas comme ça ! C’est raciste.

— Je ne vois pas en quoi c’est raciste ! Il est mexicain.

— C’est la façon dont tu le dis.

— On croirait entendre ton père, si sensible et politiquement correct.

— Qu’y a-t-il de mal à être sensible ? Et si Carlos t’appelait l’homo ?

— Je ne l’accuserais pas d’être raciste, ça c’est sûr.

— Réponds à ma question. Tuck glousse.

— Il m’a vraiment traité de tarlouze ?

— Non. Il croit qu’on est ensemble.

— Je parie qu’il ne connaît même pas de gays. Ce type a un bouclier de testostérones d’un kilomètre d’épaisseur.

À l’entrée du sentier qui traverse Canyon Park, je m’arrête.

— Tu n’as toujours pas répondu à ma question, dis-je hors d’haleine.

J’ai l’habitude de courir, mais aujourd’hui, mon cœur bat plus vite et je me sens stressée tout à coup, sans raison. Tuck lève les mains.

— Ça me serait égal qu’il me traite d’homo vu que j’en suis un. Il est mexicain, alors qu’est-ce que ça peut faire que je dise qu’il est mexicain ?

— Ça fait rien. C’est le devant qui me gêne.

Tuck me regarde en plissant les yeux comme s’il cherchait à déceler mes motivations.

— Ô mon Dieu !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu le kiffes, le Mexicain. J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt. C’est pour ça que tu t’es remise à bégayer... C’est à cause de lui !

Je ricane en levant les yeux au ciel.

— Pas du tout.

Ignorant sa théorie, je m’élance sur le sentier.

— Je n’arrive pas à y croire, roucoule Tuck en me plantant son index dans le flanc.

J’accélère l’allure.

— Attends-moi.

Je l’entends panteler derrière moi.

— Bon, d’accord. J’arrête de l’appeler le Mexicain. Et de dire que tu le kiffes

Je ralentis un peu et j’attends qu’il me rattrape.

— Il croit qu’on sort ensemble, et ça me va très bien. Ne le détrompe pas, d’accord ?

— Si c’est ce que tu veux.

— Absolument.

Parvenus au sommet de la pente, nous nous attardons un peu pour contempler la ville de Boulder à nos pieds avant de rebrousser chemin.

En rentrant, je trouve Alex et Carlos plantés près de ma voiture dans l’allée.

Carlos nous enveloppe du regard et éclate de rire.

— Vous êtes habillés pareil. C’est à gerber. (Il pointe son index vers nous.) Tu vois, Alex. En plus de tout le reste, je dois me farcir ça : des gringos assortis.

— On n’est pas assortis, proteste Tuck. (Après avoir jeté un coup d’œil à mon T-shirt, il hausse les épaules, forcé d’admettre que Carlos a raison.) Enfin, si. Bon, d’accord.

 

Je ne m’en étais même pas rendu compte. Tuck non plus, manifestement. On porte tous les deux des T-shirts noirs ornés de grosses lettres blanches qui disent : AU LIEU D’ÊTRE UNE PETITE FRAPPE, FAITES DE LA VARAPPE. On les a achetés ensemble l’année dernière quand on est allés escalader le mont Princeton. C’était la première fois de notre vie qu’on grimpait à plus de 4 000 mètres.

Carlos ne me quitte pas des yeux.

— Qu’est-ce que vous faites à ma Monte Carlo ? je m’exclame, déterminée à changer de sujet.

Il se tourne vers son frère.

— On jetait juste un coup d’œil, répond Alex. Pas vrai, Carlos ?

Carlos s’écarte de ma voiture.

— C’est ça.

Presque gêné, il se racle la gorge et fourre les mains dans ses poches.

— Maman a dit que je devais t’emmener faire des courses ce soir. Laisse-moi prendre mon sac et mes clés. Ensuite on pourra y aller si tu veux.

En montant dans ma chambre, je me demande si je n’ai pas eu tort de laisser Carlos et Tuck ensemble. Ils ne sont pas faits pour s’entendre, ces deux-là. Je récupère mon sac sur mon lit, mais au moment où je m’apprête à redescendre, je découvre Carlos sur le seuil.

 

Il se passe la main dans les cheveux en soupirant.

— Tout va bien ? je demande en faisant un pas vers lui.

— Oui, mais on ne pourrait pas y aller rien que tous les deux ? Toi et moi, sans Tuck.

Il bascule d’un pied sur l’autre comme si quelque chose le tracassait.

— Pas de problème.

Il ne bouge pas d’un pouce. J’ai l’impression qu’il a autre chose a me dire. Je reste plantée là. Plus on se dévisage, plus je me sens nerveuse. Ce n’est pas qu’il m’intimide. C’est juste que l’atmosphère me paraît électrique en sa présence. Cette vulnérabilité apparente est un nouvel aperçu de sa vraie personnalité. Sans le mur protecteur.

J’ai eu un mal de chien à résister quand il a fait mine de m’embrasser l’autre jour au Dôme, et à cet instant, malgré la présence de Tuck et d’Alex dehors, je ressens une attirance encore plus irrésistible pour lui.

— Tu vas te changer ? demande-t-il en considérant mon T-shirt trempé de sueur. Ce T-shirt, faut vraiment que tu t’en débarrasses.

— Tu attaches trop d’importance au look.

— Mieux vaut ça que pas du tout.

Je mets mon sac en bandoulière avant de lui faire signe de dégager le passage.

Il s’écarte.

— A propos de look, ça t’arrive d’enlever l’élastique que tu as dans les cheveux?

— Non.

— On dirait une queue de chien.

— Tant mieux.

Au moment de me faufiler à côté de lui, je tourne brusquement la tête pour essayer de le fouetter avec ma queue-de-cheval. Il l’attrape juste avant qu’elle l’atteigne en pleine figure. Je m’attends qu’il tire dessus, mais à la place il fait glisser mes cheveux entre ses doigts. Je m’aperçois qu’il sourit.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ils sont doux. Je n’aurais pas cru. Le fait qu’il prête attention au contact de mes cheveux entre ses doigts me coupe le souffle. J’avale péniblement ma salive pendant qu’il continue à les caresser. Un geste intime. Il secoue la tête.

— Un de ces jours, Kiara, on va faire des bêtises, toi et moi, tu le sais, non ?

J’ai envie de lui demander de développer, mais je m’en abstiens. À la place, je lui réponds : «Je ne fais pas de bêtises », avant de le planter là.

Tuck et Alex nous attendent toujours dans l’allée.

— Qu’est-ce qui vous a pris tout ce temps ? demande Tuck.

— T’aimerais bien le savoir, hein ? réplique Carlos avant de se tourner vers moi. Dis-lui qu’il ne vient pas avec nous.

Tuck passe son bras autour de mes épaules.

— Qu’est-ce qu’il raconte, mon chou ? Je pensais qu’on allait traîner chez moi et enfin, tu sais...

Il agite les sourcils avant de m’administrer une petite tape sur les fesses.

Il surjoue tellement son numéro de petit ami qu’il n’est pas crédible un seul instant à mon avis, mais Carlos est tombé dans le panneau à en juger par son expression de dégoût.

— Ressaisis-toi, mon lapin, je lui chuchote à l’oreille.

— D’accord, sucre d’orge. Je le repousse avant d’éclater de rire.

— Je m’en vais, annonce-t-il avant de s’éloigner à petites foulées.

Alex l’imite quelques instants plus tard. Je me retrouve seule avec Carlos dans l’allée.

— Je n’arrive pas à croire que j’ai mis autant de temps à piger, s’exclame Carlos. Vous êtes juste copains, Tuck et toi. Je ne pense même pas que vous fricotez ensemble.

— C’est ridicule !

Je monte dans la voiture en évitant son regard. Il se glisse par la fenêtre.

— S’il est le champion du baiser comme tu le prétends, comment ça se fait que je ne vous ai jamais vus vous rouler une pelle ?

— On s’embrasse tout le temps. (Je m’éclaircis la voix avant d’ajouter :) C’est juste qu’on fait ça... en privé.

Il prend un air suffisant.

— Je ne te crois pas une seconde ! Si tu étais ma petite amie avec un étalon comme moi vivant sous ton toit, je te bécoterais devant lui à la moindre occasion pour qu’il n’oublie pas.

— Oublie pas quoi ?

— Que tu m’appartiens.